Un historien ou un bouffon ?

Il n’est jamais trop tard pour mal lire… En 2003 paraissait en Grande-Bretagne une biographie de Staline intitulé Staline, la cour du tsar rouge par un certain Simon Sebag Montefiore. L’année suivante ce livre reçut le prix du livre d’histoire de l’année 2004 par le British Book Awards.

L’année suivante il parut en français publié par les éditions des Syrtes qui apprennent au lecteur sur la 4ème de couverture que le livre a déjà été publié dans vingt pays et citent certaines appréciations portées sur ce chef d’œuvre. L’ancien dirigeant américain Henry Kissinger – il est vrai prix Nobel de la paix ! – proclame : « Je pensais ne plus rien apprendre sur Staline. J’avais tort ». Kissinger ne devait pas savoir grand-chose… Le Times le concurrence en écrivant : « Ce  livre fait la lumière sur les complexités du stalinisme ». Quant au Guardian il voit dans ce chef-d’œuvre « Un des rares livres récents sur le stalinisme qui sera lu dans les années à venir ».

Que l’on en juge ! Simon Sebag Montefiore voit en Staline « une personnalité exceptionnelle à tous égards (…) un politicien hyper-intelligent et talentueux (…) un intellectuel aux nerfs à vif », dont « toute l’affectivité était absorbée par le rôle dramatique qu’il jouait au service de la révolution » et dont, « parfois l’amour du peuple confinait à l’absurde ». Dans le chapitre trois intitulé « le charmeur »,il nous assure que « le pouvoir de Staline au sein du Parti ne reposait pas sur la peur mais sur le charme», un charme profondément ressenti par le chef  théorique de l’Etat, Mihaïl Kalinine, dont il envoya la femme au goulag, par son fidèle collaborateur, Lazare Kaganovitch dont il fit fusiller le frère, par son  plus fidèle encore collaborateur, Viatcheslav Molotov, dont il fit condamner la femme, Paulina Jemtchoujina plusieurs fois par le Bureau politique avant de la faire exclure du Parti communiste et exiler en Ouzbekistan en 1949 et tant d’autres dont les épouses ont subi les effets de son charme, à commencer par celle de son secrétaire personnel, Alexandre Poskrebychev.

Montefiore livre ensuite à son lecteur des détails d’une portée historique incontestable. Il prétend ainsi que l’un des plus proches adjoints de Staline, Lazare Kaganovitch, « apprenti cordonnier (…) regardait d’abord les chaussures de son interlocuteur. De plus « constamment armé d’un marteau, il frappait souvent ses subordonnés ou bien les soulevait par les revers de leur veston » ! On comprend que Staline ait promu un tel penseur au bureau politique.

Staline voulait, nous assure Sir Montefiore, « l’amélioration de l’humanité grâce au marxisme-léninisme » ? [1] Les sanglantes purges de masse des années 1936-38 ? Elles visaient à « accélérer l’abolition des barrières de classe et l’avènement du paradis sur terre » ! C’est la fin que Montefiore, entre autres attribue à la décision du Politburo (en fait de Staline lui-même) du 2 juillet 1937 organisant un massacre dans l’ensemble du pays, qui aboutira à l’exécution d’un peu plus de 700.000 victimes considérées comme ennemis du peuple (en particulier des paysans hier opposés à la collectivisation surtout à coups de mitrailleuse et envoyés en exil) sans que les agents du NKVD, chargés de réaliser des quotas d’exécution, puissent leur reprocher des actes précis. Son analyse – si l’on peut utiliser un terme semblable – mérite d’être citée en entier :

 « Le but était d’en finir avec tous les ennemis et ceux qu’il était impossible de convertir au socialisme, de façon à accélérer l’abolition des barrières de classe et l’avènement du paradis sur terre pour les masses. Cette solution finale était un massacre pleinement justifié du point de vue de la foi et des idéaux du bolchevisme, une religion fondée sur la destruction systématique des classes. Le principe consistant à fixer les exécutions comme les quotas industriels du plan quinquennal était donc naturel. » Apparemment Montefiore ne sait pas que dans le b-a-ba du marxisme, et donc du bolchevisme, la suppression des classes passe par la liquidation de l’exploitation de l’homme par l’homme qui permet d’extraire la plus-value du travail de l’ouvrier et non par les pelotons d’exécution. On comprend l’enthousiasme de Kissinger pour ce chef-d’œuvre.

Montefiore apitoie enfin son lecteur par une complainte sur l’extrême modestie de l’existence menée par les bureaucrates au moins à la fin des années 20 et au début des années 30 : «  A l’exception des snobs de Molotov, les potentats vivaient encore simplement dans leur palais du Kremlin, inspirés par leur mission révolutionnaire, avec sa dose obligatoire de modestie bolchevique » (…) En fait les épouses des membres du Politburo avaient à peine les moyens d’habiller leurs enfants et les récentes archives indiquent que Staline lui-même était parfois à court d’argent. » Le pauvre homme ! Comment ne pas céder à l’enthousiasme de son « historien » britannique célébré par des médias si complaisants.

                            Jean-Jacques Marie


[1] P 27,55,61,77,196 ,246