Un mythe stalinien parmi tant d’autres : les prétendus volontaires soviétiques !

Les volontaires soviétiques en Espagne : du « volontaire » involontaire à                             « l’emprunt volontaire obligatoire » et au « séjour volontaire obligatoire » inventés par Joseph Staline.

par Jean-Jacques Marie

De nombreux auteurs évoquent la présence de « volontaires soviétiques » pendant la guerre civile et y voient l’un des signes de la solidarité de l’Union soviétique de Staline avec « le camp républicain ». Ainsi David Diamant, dans son ouvrage sur les volontaires juifs des Brigades Internationales, cite un nombre impressionnant de « volontaires » soviétiques :  « 772 aviateurs, 351 tankistes, 100 artilleurs, 22 conseillers, 77 marins, 339 spécialistes de toutes sortes, 204 interprètes. » « Total 2 065 spécialistes ». (1) Cette liste ainsi formulée suggère plus des militaires de métier, donc désignés par leurs supérieurs hiérarchiques sur ordre d’en haut, que des « volontaires ».
La source qu’indique Diamant est le texte d’un général soviétique, Vetrov, auteur du livre Problemy ispanskoï istorii, (Problèmes de l’histoire d’Espagne), publié à Moscou en 1972. Pierre Broué dans Staline et la Révolution reprend ces chiffres, mais parle à juste titre de « militaires soviétiques » et n’utilise pas l’expression « volontaires soviétiques. » (2)
Artur London, qui participa aux Brigades Internationales et au Servicio de Investigacion militar (le SIM), donc bien placé pour connaître les chiffres, reprend dans son livre Espagne l’expression de                 « volontaires soviétiques »… mais donne, des chiffres quatre fois inférieurs à ceux de David Diamant.    « A l’aide morale et matérielle s’ajoute encore l’aide des volontaires soviétiques. L’aide militaire comprend 557 volontaires dont 23 conseillers, 49 instructeurs, 29 artilleurs (y compris pour la DCA), 141 aviateurs, 107 tankistes, 29 marins, 106 radio-télégraphistes, soldats du génie et médecins, 73 interprètes et autres spécialistes. » (3)
Mais voir en eux des « volontaires », partis de leur plein gré combattre en Espagne c’est ou ignorer ou vouloir camoufler la situation qui règne alors en URSS. Il est impossible d’imaginer un instant que Staline puisse, en plein déchaînement de la terreur en URSS, laisser partir des étudiants, des ouvriers, des paysans ou des intellectuels soviétiques dans un pays où existent plusieurs partis qui discutent, débattent, polémiquent les uns contre les autres, et parfois même dans leurs propres rangs. De simples citoyens soviétiques assister à un tel spectacle politique alors qu’ils n’assistent chez eux qu’à de rituels votes unanimes obligatoires ! Impensable car dangereux d’autant plus que l’un des partis qui s’affrontent, le POUM, est qualifié par Moscou de « trotskyste » ; les agents du NKVD arrêteront, tortureront et assassineront son secrétaire général, Andrès Nin tout en collant dans Barcelone des affiches proclamant : « Où est Nin ? A Berlin » … chez Hitler, dont il est ainsi présenté comme un agent ! La calomnie et la terreur sont deux fondements du stalinisme.
Tout étudiant, ouvrier, ou paysan soviétique sait que son sort est scellé si lors d’une réunion convoquée dans sa faculté, son usine ou son kolkhoze ou sovkhoze, pour faire voter n’importe quelle résolution présentée par les instances du parti, à commencer par l’approbation de la condamnation à mort des seize accusés du premier procès de Moscou d’aout 1936 il ne lève pas la main pour, ce qui permet à la pauvre Hannah Arendt, célébrée par tant d’intellectuels douteux, de prétendre : « les procès de Moscou n’auraient pas été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline. » (4)

Pendant l’ère du tueur Iejov…
Staline se décide à « aider » le camp républicain en Espagne à partir de la fin septembre 1936 au moment même où il remplace à la tête du NKVD Iagoda par Nicolas Iejov, chargé d’aggraver encore la terreur organisée depuis janvier 1935 et de déchaîner sur le pays une répression sanglante qui va entraîner, pendant les deux ans où il dirige le NKVD, en gros 1.500.000 arrestations, 750 .000 exécutions capitales, deux procès de Moscou publics, la décapitation de l’armée rouge, le massacre de membres de minorités nationales (polonais, finnois, lettons, allemands soviétiques, etc.) pour leur seule appartenance ethnique ou nationale, la déportation en Ouzbekistan des 180.000 coréens soviétiques tous considérés comme de potentiels espions japonais alors qu’ils avaient tous, eux ou leurs parents, fui la sauvage occupation de la Corée par l’impérialisme japonais. Deux ans plus tard Staline fera arrêter Iejov et lui fera avouer qu’il était un espion allemand… mais ne pourra le lui faire confirmer lors d’un procès public – comme il l’avait fait avouer à son prédécesseur, Iagoda lors du dernier procès de Moscou – il préparait alors, en effet, un accord avec Hitler qui allait déboucher sur sa lettre du 22 août 1939 au chef nazi où il proposait à ce dernier « la collaboration des deux peuples » qu’Hitler allait bien entendu accepter et utiliser pendant 22 mois.

Espions en stock.
A cette époque il suffisait d’avoir un parent à l’étranger, d’avoir été envoyé quelques années plus tôt en mission à l’étranger par le gouvernement soviétique lui-même, pour être accusé d’être un espion. Imaginer dans cette situation qu’un étudiant, un ouvrier ou un paysan soviétique puisse se présenter à l’ambassade d’Espagne ou dans une institution de son propre pays, dire « je veux partir me battre en Espagne »… et y être envoyé relève de la chimère ou du royaume de Perlimpinpin.
Le cas ne s’est jamais produit… même si, sous Khrouchtchev, a été créée une éphémère Amicale des volontaires soviétiques en Espagne… qui ne comprenait que des militaires professionnels.
En 1962, sous la direction de l’ancien ambassadeur soviétique en Angleterre Ivan Maïski, a été publié un volume intitulé Le peuple espagnol contre le fascisme (Ispanski narod protiv faschisma). Dans le collège rédactionnel on trouve un certain Ivan Nesterenko envoyé en Espagne pour implanter le système des commissaires politiques dans les Brigades Internationales et plus largement dans l’armée régulière. Le dit Nesterenko publie dans le recueil un article consacré à cette implantation …

Un « volontaire » chargé de transporter l’or de la République espagnole à Moscou ?
Trois autres individus cités dans ce volume se présentent comme des volontaires soviétiques : le                « marin » Nicolaiev, et les généraux Batov et Rodimtsev.
Un premier trait commun aux souvenirs de ces trois « volontaires soviétiques » : on ne sait jamais ni comment s’est manifesté leur « volontariat » ni quand et d’où ils partent d’URSS. Le plus maladroit dans sa tentative de se faire passer pour un volontaire est sans doute « le marin » (puisque c’est ainsi qu’il se présente sans aucun grade !) Nicolaiev, qui commence ses souvenirs par une information peu compatible avec sa présentation comme volontaire : « Ma participation à la guerre d’Espagne en qualité de marin volontaire a commencé en août 1936 alors que j’étais à Paris. Il me fallait aller à Madrid. » (5) Et il embarque à Orly. Il était donc à Paris en plein premier procès de Moscou ! ne peut être qu’un membre de l’ambassade, du NKVD ou d’une autre institution soviétique, évidemment pas un simple citoyen soviétique en promenade ou en vacances à l’étranger. Malgré cela Nicolaiev évoque un moment l’activité de « chaque marin soviétique volontaire » (6), sans citer un seul nom. La tâche est trop difficile.

On apprend d’ailleurs soudain au détour de ses souvenirs que ce brave marin a été chargé d’organiser le transport en URSS de l’or espagnol. Promotion fulgurante pour un simple homme d’équipage. Il précise : « C’est à peu près dans la seconde moitié d’octobre 1936 qu’il m’est arrivé d’organiser une opération de transport (…) d’Espagne en URSS. Le gouvernement républicain, qui procédait à de grands achats d’armes et de munitions dans notre pays, décida de transférer à Moscou une grande quantité de sa réserve d’or. Je n’étais pas au courant de toutes les négociations entre Madrid et Moscou sur ce point ». Ce pauvre marin n’était donc au courant que d’une partie des négociations entre Madrid et Moscou sur ce transfert délicat à tous les points de vue et d’abord au point de vue politique.
Malgré cette restriction, le « volontaire » soviétique Nicolaiev prend lui-même des décisions ; à l’en croire il décide alors de confier les premières opérations de transport à deux navires soviétiques « Neva » et « Kouban ». Negrin, alors ministre des finances du gouvernement Caballero, arrive à Carthagène ; le « volontaire » Nicolaiev nous apprend qu’il le connaît déjà : « Je le connaissais un peu l’ayant rencontré plusieurs fois à Madrid. Il m’invita à venir le voir et me présenta ses collaborateurs chargés d’accompagner l’or espagnol en URSS. Parmi eux se trouvait ma vieille connaissance, José Lopez,   avec qui j’avais fait le trajet en avion de Paris. » (7) Un volontaire invité régulièrement par le ministre des Finances (et futur premier ministre) de la République d’Espagne… Quoi de plus banal ?
Les deux autres volontaires, Batov et Rodimtsev, ne disent pas du tout, eux non plus comment ils s’engagent… parce qu’ils ne s’engagent pas. Batov, qui répète toutes les calomnies staliniennes contre le POUM, commence ses souvenirs par son arrivée à Toulouse et Rodimtsev par son arrivée à Albacete.
Ce dernier ose écrire : « A la fin de 1936, moi, commandant de l’Armée soviétique, je suis arrivé d’Albacete à Madrid avec quelques volontaires pour aider les unités de l’armée populaire à maîtriser le maniement de l’armement moderne ». (8) Il arrive donc, mais parti comment il n’en dit mot ! Qu’un « commandant de l’armée soviétique » puisse se présenter à son supérieur hiérarchique avec quelques soldats et dire : nous voulons partir nous battre en Espagne… et y être envoyé avec ses hommes de troupe c’est du mauvais roman feuilleton ! Rodimtsev a bien entendu été désigné et envoyé avec un groupe de militaires désignés comme lui. Le système mis en place par Staline ne fonctionne pas autrement.

Le NKVD décide.
De plus à cette époque où se prépare la purge de l’armée rouge que le deuxième procès de Moscou (janvier 1937) annonce déjà publiquement, la hiérarchie militaire n’a aucun pouvoir réel pour envoyer qui que ce soit en Espagne. C’est le NKVD qui décide et contrôle tous les envois. Chaque militaire soviétique envoyé en Espagne l’est après accord et sur décision du NKVD, ce qui ne veut pas dire bien entendu qu’ils sont pour autant des agents du NKVD, mais qu’ils sont jugés sûrs. A tort ou à raison, car ils peuvent par ailleurs être jugés sûrs et, à l’épreuve des faits, ne pas l’être autant qu’il le devrait. Ainsi le consul soviétique à Barcelone, Antonov-Ovseenko, a été envoyé exercer cette mission parce qu’il était jugé sûr. Il s’avérera ne pas l’être vraiment, puisqu’il soutiendra la demande du  « Comité d’action » marocain de promettre l’indépendance au Maroc espagnol en cas de victoire de l’armée républicaine en échange d’un soulèvement sur les arrières des troupes maures de Franco. Il sera bientôt rapatrié à Moscou et fusillé.

Des « volontaires » … futurs maréchaux !
La revue soviétique Voprossy Istorii avait publié dans son numéro de juillet 1956 un article signé José Garcia, consacré en particulier aux prétendus « volontaires soviétiques ». Ce José Garcia écrivait :             « Leur nombre n’était pas grand, mais, affirme-t-il, l’aide qu’ils apportèrent dans les questions militaires fut immense » et il cite les noms du « général soviétique Stern (connu en Espagne sous le nom de Grigorovitch ») (…) de « Jacob Smouchkevitch (connu sous le nom de Douglas) » qui sera promu général, élu membre suppléant du comité central (pour un volontaire ce n’est pas mal !) en 1939 puis fusillé en 1941. Et il évoque ensuite « les chefs militaires soviétiques Malinovski, Meretskov et Rodimtsev ». (9)
Le premier, Rodion Malinovski, sera nommé Maréchal en 1944 et sera membre du comité central du PCUS de 1956 à 1967 ; le second, Kirill Meretskov, sera élu membre suppléant du comité central en 1939, arrêté l’année suivante, torturé, puis sauvé par la guerre, qui lui évitera d’être fusillé, il sera nommé Maréchal en 1944. Rodimtsev se contentera lui, du grade de général. Des « volontaires » partis en 1937… puis promus Maréchaux sept ans plus tard, ou au pire général, c’est du roman feuilleton. Ces officiers de carrière sont envoyés en mission par le gouvernement. Les divers instructeurs, conseillers, interprètes et autres spécialistes, sont, eux, des agents du NKVD, chargés en particulier d’organiser la chasse aux trotskystes réels et plus encore supposés.
De l’emprunt volontaire-obligatoire et du séjour volontaire-obligatoire… au volontaire désigné.
Le 25 juin 1938 Iejov, saisi par on ne sait quel prurit humanitaire inhabituel, propose au présidium du soviet suprême de libérer avant la fin de leur séjour au goulag les détenus qui ont bien travaillé et méritent donc d’être récompensés. Staline le même jour s’y oppose : il propose qu’on les décore mais qu’on les maintienne au camp… comme travailleurs libres, autorisés à faire venir leur famille (quelle perspective exaltante que la vie de famille au goulag !) et conclut cyniquement : « On disait déjà ; chez nous il y a l’emprunt volontaire –obligatoire, là il y aurait le séjour volontaire obligatoire. » (10)
Dans le droit fil de cet emprunt et de ce séjour volontaires-obligatoires, Staline a donc inventé le               «volontaire obligatoire ». Ce sont les seuls « volontaires » qu’il peut accepter.

1) David Diamant, Volontaires juifs en Espagne, Paris, 1977, p.330
2) Pierre Broué, Staline et la révolution Le cas espagnol, Paris, Fayard, 1993, pp.97-98
3) Artur London, Espagne, Bruxelles, Tribord 2003, p.166
4) Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil,1972, p.28
5) Ispanski Narod protiv Fascisma, Moscou, Academia Naouk,1962, p.7
6) Ibid, p.71.
7) Ibid, p.45
8) Ibid, p.26
9) Cité par Artur London, op.cit, p.166
10 ) Goulag 1918-1960, Moscou, Materik, 2000, p.113