Un stalinisme mou…

Jean-Jacques Marie

La propagande stalinienne a d’abord, sous sa forme la plus grossière et la plus grotesque, été orchestrée par l’appareil et les apparatchiks du Parti communiste soviétique et des divers partis communistes du monde. C’est ainsi qu’un certain Jean Kanapa, membre du Bureau politique du PCF, peut célébrer en Staline « le plus grand humaniste de tous les temps » (1) .
Ces dithyrambes faisaient écho à ceux, encore plus grotesques, dont la presse soviétique regorgeait. Ainsi la presse soviétique pouvait en 1937 imprimer des vers dithyrambiques bons pour un pharaon : l’un chantait sa domination divine sur la nature elle-même :
Les étoiles de l’aube obéissent à ta volonté.
Un autre le comparait à un dieu tout-puissant :
O toi Staline grand chef des peuples
Toi qui fis naître l’homme,

Ces bouffonneries flattaient sans doute la vanité de Staline mais n’avaient aucun impact politique réel ni à l’intérieur de l’URSS ni à l’extérieur.

Plus pernicieux pour l’extérieur étaient sans aucun doute l’écho apporté pendant des décennies à la propagande stalinienne par des chercheurs, historiens, universitaires, indépendants.

En voici un exemple parmi d’autres.
A la fin des années 50 la Librairie Armand Colin instaure une collection U, dite série « Histoire contemporaine » dirigée par l’historien René Rémond et qui vise un large public « elle s’adresse d’abord aux étudiants entrant dans l’enseignement supérieur (…) aux responsables d’organismes professionnels et politiques, aux militants ouvriers et ruraux, aux animateurs d’associations culturelles ou de mouvements de jeunesse, aux cadres de l’industrie » (p. 2). En 1964, Armand Colin y publie un ouvrage de l’universitaire Pierre Sorlin assistant à la Faculté de Lettres et Sciences humaines de Paris (Nanterre) intitulé « La société soviétique 1917-1964 » dans la collection U.

Certes la vision que Sorlin donne de la société soviétique diffère sur plusieurs points de la peinture rose diffusée par la propagande stalinienne. Il écrit ainsi en conclusion : « Trois fléaux se sont abattus sur l’Union soviétique depuis 1917. D’abord les Allemands quels que soient les crimes nazis, aucun n’atteint l’ampleur de celui qu’ils ont perpétré, non pas à l’encontre des seuls communistes – ennemis idéologiques – mais à l’encontre de tout le peuple russe (…) Les éléments naturels, sécheresse, inondation, disette ont tenu la seconde place. Enfin certaines réformes, celle en particulier de l’exploitation agraire ont complété le massacre » (p. 248-249).
Mais, à lire ces lignes, on se demande où est passé et d’où vient le stalinisme, qui ne saurait se réduire à la collectivisation forcée évoquée dans le troisième point ? Sorlin écrit sous le titre « Les conséquences indirectes de la guerre : le stalinisme » : « De 1945 à 1953, l’Union soviétique vit sous le système stalinien .
C’est la dictature intégrale, la peur, l’espionnage, le régime policier dans toute son horreur 
» (p. 200). Puis il ajoute que les nombreuses explications possibles «  laissent de côté un aspect immense du problème : pendant huit ans les Soviétiques ont tremblé sans arrêt et pourtant Staline est très populaire. A la crainte s’est toujours mêlée une admiration consciente » (p. 200). Comme Hannah Arendt, il prend donc les manifestations officielles, les applaudissements et les sourires obligatoires pour l’expression d’un sentiment réel. Puis il écrit en gras : « Les Soviétiques se sentent rassurés par la vigueur du pouvoir » ( p 205). Etre rassuré en tremblant semble pourtant difficile… Puis « le stalinisme dans son aspect brutal, dans ses conséquences tragiques, est une séquelle de la guerre » (p. 206). Dans l’évocation des années 30, Sorlin écrit d’ailleurs : « Les Soviétiques s’intéressent à l’essor de leur pays et sauf pendant quelques périodes de découragement se sont donné une véritable mystique du bond en avant. Le tableau est au total sympathique, la physionomie de la société soviétique paraît harmonieuse. » (p 137)
C’est donc l’agression nazie qui aurait provoqué la naissance du stalinisme. Il n’existerait donc pas avant 1945 !! Mais alors quel régime politique a connu l’URSS du début des années 30 à 1945, à l’époque du massacre de centaines de milliers d’ouvriers, paysans (qualifiés bien sûr de « koulaks »), de membres de minorités nationales installées en URSS (baltes, finnois, polonais… etc), des procès de Moscou, des massacres d’opposants, dont les trotskystes, dans les camps, à l’époque aussi d’une brutale législation ouvrière qui aboutit en 1940 à l’instauration de la semaine de sept journées de huit heures de travail (soit la semaine de 56 heures !). Au comité central de juillet 1940, Khrouchtchev bafouille : « La discipline du travail ne se trouve pas encore à la hauteur à laquelle elle devrait être. » Staline explose : « De quoi parlez-vous quand les gens refusent de travailler, ne se rendent pas au travail ? Ils disent « Je ne touche pas grand-chose par jour de travail, je ne veux pas aller travailler » […] Il faut les envoyer dans des camps de concentration. Le travail est une obligation dans le socialisme. Nous punissons les ouvriers qui arrivent en retard au travail et le kolkhozien ne va pas du tout travailler et il ne lui arrive rien ». (2)
Loin de cette réalité, évoquant les années 1939-1940, et la première moitié de 1941, Sorlin affirme : « la police ne fait plus sentir sa présence, les critiques sont autorisées » (p. 178). Un système policier où la police devient invisible… Etonnant ! A propos de l’agression allemande du 22 juin 1941, Sorlin écrit : « On a beaucoup reproché aux autorités soviétiques de n’avoir pas prévu le danger, de s’être laissé surprendre. Même dans un état totalitaire, le gouvernement est sensible aux fluctuations de l’opinion. La société soviétique, en 1941, ne veut pas la guerre et n’y croit pas. Quelques observateurs, placés près de la nouvelle frontière, peuvent signaler les préparatifs allemands, s’inquiéter de voir des avions à croix gammée s’égarer de plus en plus souvent au-dessus du territoire soviétique ; le public ne tient aucun compte de ces avertissements » (p. 178-179) … (dont il n’est, à la différence de Staline, pas informé !!). Sur la liquidation de l’état-major de l’armée rouge dénoncé comme lié aux Allemands lors d’un procès à huis-clos des principaux chefs de l’Armée rouge (Toukhatchevski, Iakir, Primakov, Poutna… etc) en juin 1937 et l’épuration massive du corps des officiers et des officiers supérieurs de bas en haut qui a suivi, Sorlin ose écrire : « seuls les cadres supérieur ont été touchés et on les a vite remplacés » (p. 179). Or la campagne de dénonciation systématique organisée par le NKVD a chassé de l’armée près de 40.000 officiers et officiers supérieurs, dont plusieurs milliers fusillés et 11.000 envoyés au Goulag, d’où Staline ne les sortira qu’au lendemain de l’attaque allemande du 22 juin 1941.
Quant à l’alliance Staline-Hitler selon Sorlin, « les accords germano-soviétiques d’août 1939 sont présentés comme un moyen de « supprimer le danger de guerre » et l’opinion les interprète ainsi » ( p 177). Où et comment s’exprime cette « opinion » publique à une époque où nombre de soviétiques craignent d’être dénoncés par un de leurs voisins pour une parole imprudente ? ? Dans la Pravda, les Izvestia ? Il faut ajouter que, dans la Pravda et dans les Izvestia les citoyens soviétiques, dont on ne peut savoir ce qu’ils en pensent, peuvent souvent lire des déclarations de Molotov ou des communiqués de l’agence Tass qui affirment inlassablement, 22 mois durant, que les relations amicales entre l’URSS et l’Allemagne « reposent sur les intérêts étatiques fondamentaux des deux pays », ce que Sorlin avait oublié de signaler, alors que la formule traîne dans les communiqués publiés par la Pravda et les Izvestia.

  1. La Nouvelle critique,mars 1953 , p 1.
  2. 2. Rgaspi, fonds 17,inventaire 2 ,dossier 670, feuillet 157.