Marc Goloviznine
Varlam Chalamov a été arrêté par le Guépéou en février 1929, alors qu’il participait à l’impression (clandestine) du « Testament de Lénine » (ensemble de textes rédigés avant sa mort et destinés au XIIe Congrès d’avril 1923 pour lui proposer un certain nombre de changements politiques, dont l’éloignement de Staline du poste de secrétaire général du comité central).
Il déclare à l’enquêteur du Guépéou qui l’interroge le 1er mars : « Je refuse de répondre à toutes les questions concernant mon activité politique. » Il écope de trois ans de camp, qu’il effectue dans la région de la Vichera.
Il est arrêté à nouveau en 1937, condamné pour « activité contre-révolutionnaire trotskyste » (alors qu’il n’a plus depuis sept ans d’activité politique), envoyé dans la Kolyma (à l’extrême est de la Sibérie). Il est libéré en 1951, mais doit rester dans la région comme aide-médecin. En novembre 1953, huit mois après la mort de Staline, il obtient l’autorisation de quitter Kolyma et commence à écrire des récits, qui parviendront en France clandestinement en 1961.
Le n° 17 des Cahiers du mouvement ouvrier a publié (pp. 48 à 50) une lettre qu’il a adressée au Guépéou en juillet 1929, où il défend et explicite la politique de l’Opposition de gauche, à laquelle il se sent alors lié, avant d’abandonner quelques mois plus tard toute activité politique.
« Une certaine sympathie pour la révolution et les années 1920 »
Dans sa Biographie sommaire et dans ses autres écrits autobiographiques, Varlam Chalamov fait commencer son épopée carcérale avec la lutte interne dans le parti des années 1920. Il écrit que, en 1927, 1928 et 1929, il a participé activement aux événements aux côtés de l’opposition et qu’il a été arrêté le 19 février 1929 lors d’une embuscade tendue dans l’une des typographies clandestines de l’université de Moscou[1] : « J’ai été arrêté le 19 février 1929, précisera-t-il par la suite. Je considère que ce jour marque le début de ma vie sociale« [2].
Mais dans quelle mesure peut-on encore poser la question en ces termes : « Chalamov et l’opposition au sein du Parti bolchevique » ? D’abord, sa participation à l’opposition, même d’après ses dires, a duré trois ans, ce qui n’est pas considérable. Ensuite, il n’était pas connu comme théoricien de l’opposition et n’appartenait ni au parti ni aux Jeunesses communistes. Enfin, quand il parle de son adhésion à l’opposition, il fait une curieuse réserve : « Pas à (celle de) Trotsky, car la plupart des opposants ne manifestaient pas une grande sympathie pour lui« [3]. Cela embrouille encore l’affaire, car tout historien sait que l’Opposition de gauche fut la première à se manifester contre le stalinisme et que Trotsky en était le dirigeant. Les autres oppositions contre le stalinisme au sein du Parti bolchevique ne prirent pas forme, sur le plan théorique et organisationnel, avant la seconde moitié de 1929, c’est-à-dire après l’arrestation de Chalamov.
Les reproches de Soljenitsyne
Après avoir été totalement occultée, cette question a trouvé un certain regain d’actualité il y a trois ans, lorsque Soljenitsyne a réagi, dans la revue Novy mir, à la parution du Journal de Chalamov, qui contient pas mal de remarques peu flatteuses à son sujet. Parmi les nombreux reproches que fait Soljenitsyne à Chalamov, on trouve celui-ci : « Et ses positions politiques ? En réalité, malgré tout ce qu’il a subi à Kolyma, Varlam conserve dans l’âme une certaine sympathie pour la révolution et les années 1920… Visiblement, il n’a pas oublié, même après 18 ans de camp, la passion politique avec laquelle il a soutenu dans sa jeunesse l’opposition de Trotsky ! « [4]. La polémique que Soljenitsyne lance contre Chalamov longtemps après la mort de celui-ci a suscité pas mal d’échos, et notamment au cours de cette conférence. Si l’on s’abstient de tout jugement moral, on peut donner raison à Soljenitsyne sur le fond. Mais la différence fondamentale et irréductible entre les positions politiques des deux écrivains réside dans le fait que Soljenitsyne, dès la fin des années 1960, a fait découler la terreur stalinienne de la pratique révolutionnaire du bolchevisme et que, pour lui, la lutte contre le système totalitaire de Staline est indissociable de la lutte contre le bolchevisme et l’athéisme.
Pour Chalamov, comme le montrent tous ses écrits, le stalinisme n’est pas le prolongement du léninisme, mais sa négation.
En 1970, il écrit ceci dans son « anti-roman » Vichéra : « Je suis un représentant des gens qui se sont prononcés contre Staline, et personne n’a jamais considéré que Staline et le pouvoir soviétique, c’était une seule et même chose« [5].
En 1972, Chalamov adressa une lettre ouverte à la Literatournaïa gazeta pour protester contre la publication des Récits de Kolyma dans Possev, une revue d’émigrés. « La problématique des Récits de Kolyma a été effacée par la vie« , écrivait-il. Soljenitsyne et son entourage considérèrent cette lettre comme une capitulation de l’écrivain devant le pouvoir, comme un reniement de son courage civique. Ce n’est pas notre avis. Tout en restant un antistalinien irréductible, Chalamov refusait totalement d’endosser le rôle d’antisoviétique que cherchait à lui attribuer l’intelligentsia soviétique libérale[6]. En outre, il comprenait que, après le XXe Congrès du parti et les dénonciations qui y avaient été faites, le retour au passé stalinien dans sa variante « classique » était impossible. On le voit dans la correspondance qu’il mène alors avec ses amis. « L’essentiel, écrit-il à Arkadi Dobrovolski, c’est que les crimes sont désignés ouvertement et publiquement comme tels et que la foi dans les procès des années 1937-1938 tombe d’elle-même« [7].
La dénonciation du « culte de la personnalité de Staline » entendue au XXe Congrès n’était pas une nouveauté pour Chalamov. Il savait depuis longtemps que le « Testament de Lénine » mentionné dans le discours de Khrouchtchev, et qu’il s’était lui-même chargé de diffuser presque trente ans auparavant, était un vrai document du parti et non pas un « faux », comme l’avait prétendu la presse durant toutes ces années. Au contraire, Chalamov attire l’attention sur le caractère inachevé et inconséquent des décisions prises à propos du « culte de la personnalité ». « En reconnaissant l’assassinat de centaines de milliers de personnes, écrit-il, en le détrônant (Staline) comme chef du parti, comme généralissime, (…) la lettre du comité central ne le désigne pas logiquement comme ennemi du peuple, puisqu’elle met tous ses crimes monstrueux au compte du culte de la personnalité. C’est une curieuse interprétation, et nullement politique« [8]. Les faits montrent que Chalamov espérait encore que la déstalinisation se poursuivrait (y compris jusqu’à la réhabilitation de Trotsky)[9]. « Je persiste à penser, écrit-il à Boris Lesniak, que ce qui a été entrepris au XXJJ’ Congrès du parti ne s’arrêtera pas là et lèvera tous les obstacles, qui sont encore considérables« [10].
Chalamov contre Ehrenbourg
En 1965, llya Ehrenbourg publie ses Mémoires, dans lesquels, tout à fait dans l’esprit du temps, il théorise sa longue participation à la cohorte des courtisans prosternés au pied de l’Olympe de la bureaucratie stalinienne.
« Non, je n’aimais pas Staline, écrit-il, mais j’ai longtemps cru en lui et je le craignais. Quand j’en parlais avec mes amis, j’employais comme tout le monde le terme de « patron ». Les anciens Juifs ne prononçaient pas non plus le nom de Dieu. Ils n’aimaient sans doute pas Jéhovah, qui n’était pas seulement omnipotent, mais impitoyable et injuste… La foi, comme la peur et beaucoup d’autres sentiments, est contagieuse. Moi qui avais été élevé dans la liberté de pensée du XXe siècle (…) et qui tournais en dérision tous les dogmes, je n’étais apparemment pas prémuni contre l’épidémie du culte de Staline »[11].
Chalamov rejetait totalement ce genre de théorisation.
« Ehrenbourg portait Staline aux nues (même avec un signe moins, c’est tout de même du stalinisme). Il explique en détail que s’il léchait le cul de Staline, c’est parce que celui-ci n’était pas un homme, mais un dieu. C’est la plus nuisible des conceptions, celle qui constitue tous les staliniens, les Jdanov, les Vychinski, les Vorochilov, les Molotov, les Malenkov, les Chtcherbakov, les Beria et les Iejov. C’est la pire des explications, et la plus nuisible« , écrit Chalamov à Iakov Grodzenski[12].
A l’instar de beaucoup de personnalités de la culture à cette époque, Ehrenbourg explique très sophistiquement qu’il ne s’est pas opposé au stalinisme parce qu’il craignait d’affaiblir l’URSS dans une situation internationale difficile :
« Je comprenais déjà que les ordres de liquider les vieux-bolcheviks et les grands dirigeants de l ‘Armée rouge ne pouvaient venir que de Staline (…). Pourquoi n’ai-je pas écrit Je ne peux pas me taire quand j’étais à Paris ? Les Dernières Nouvelles ou Le Temps auraient volontiers publié cet article, même si j’y parlais de ma foi dans l ‘avenir du communisme. Léon Tolstoï ne croyait pas que la révolution supprimerait le mal, mais il ne me souciait pas non plus de défendre la Russie tsariste ; au contraire, il voulait dévoiler ses crimes devant le monde entier. Ma relation avec l’Union soviétique était autre. Je savais que notre peuple continuait d’avancer, dans le besoin et le malheur, sur la voie difficile de la révolution d’Octobre. Pour moi, le silence n’était pas un culte, c’était une malédiction« [13].
Tout à l’opposé de ce qui vient d’être dit est l’essai que Chalamov écrivit dans les années 1970 sur Fiodor Raskolnikov, le révolutionnaire et diplomate bien connu, dont le principal crime fut d’avoir émigré et d’avoir publié à l’étranger une lettre ouverte à Staline. « Il écrit une lettre à Staline et la publie dans les journaux français. Il y accuse Staline d’avoir fait fusiller les militaires, d’avoir dégarni le front avant la guerre (…). Il critique sévèrement l’Abrégé d’économie politique récemment divulgué et accuse Staline de déformer l’histoire. Nous savons par sa correspondance avec Bontch-Brouiévitch quelle importance accordait Raskolnikov à l’histoire… C’est lui qui avait créé la revue d’histoire La Révolution prolétarienne. Et voilà que tout à coup l’Abrégé déformait les événements de la façon la plus grossière. Raskolnikov accusa Staline de s’être attribué les mérites des morts« [14].
Il me semble que, dans cet essai, Chalamov oppose sciemment la figure de Fiodor Raskolnikov, en tant que représentant de la génération des vieux-bolcheviks qui ne s’est pas courbée devant Staline, à Ehrenbourg et aux autres intellectuels, fidèles serviteurs de la bureaucratie. Il faut ajouter que, pour beaucoup d’entre eux, cette servilité n’était motivée ni par un semblant d’attachement aux « idéaux d’Octobre », ni par la peur, mais par d’importants appointements, par des appartements et des datchas d’Etat, et autres biens matériels procurés par le « patron ».
« La révolution d’Octobre était bien entendu une révolution mondiale »
L’antistalinisme conséquent et sans compromis de Chalamov devient plus évident à la lecture de ses Mémoires consacrées aux années vingt, période où la création politique et artistique de la jeunesse s’entremêlaient de façon très étroite.
» La révolution d’Octobre, écrit-il, était, bien entendu, une révolution mondiale. La jeunesse s’est tout naturellement retrouvée à la tête de cette grande restructuration. Et c’est précisément la jeunesse qui fut appelée la première à juger l’histoire et à la faire. Les livres tenaient lieu pour nous d’expérience personnelle, car ils représentaient l’expérience mondiale de l’humanité (…). La fin de l’année 1924 bouillonnait littéralement, on respirait une atmosphère de grands pressentiments, et tout le monde comprenait que la NEP ne troublerait personne et n’arrêterait personne. Une nouvelle fois montait cette vague de liberté qui régnait durant l ‘année 1917. Chacun pensait qu’il était de son devoir d’intervenir à nouveau sur l’arène publique pour l’avenir dont on avait rêvé pendant des siècles en exil et dans les bagnes… La révolution mondiale était pour demain, tous en étaient convaincus« [15].
Ces paroles sont significatives, et inhabituelles pour nous aujourd’hui. Chalamov caractérise la révolution d’Octobre non pas comme un coup d’Etat au sommet fomenté par un cercle étroit de comploteurs, mais comme un mouvement de masse, comme une révolution venue d’en bas, qui s’est élargie et approfondie, englobant toujours de nouvelles couches non seulement de la jeunesse étudiante, mais d’ouvriers. Cette vague sera stoppée par la bureaucratie, qui se développe et s’affermit.
Boris Gouzd, le frère de la première femme de Chalamov, a parlé à l’auteur de ces lignes des conversations de son père, le vieux-bolchevik Ignace Gouzd, avec Chalamov. Celui-ci lui décrivait en détail sa participation au travail clandestin de l’opposition dans les années 1928-1929[16] : « Mon père, qui admettait totalement la constitution de fractions et la discussion parmi les militants du parti, n’approuvait pas la participation de Chalamov à l’opposition, arguant que ce fils de pope qui n’était même pas aux Jeunesses communistes et qui n’avait pas été imprégné dès l’enfance des traditions du bolchevisme avait tort de se mêler de nos discussions de parti. C’était un représentant de la « troisième force », qui, tôt ou tard, ébranlerait le parti. »
A l’assaut du ciel
Beaucoup de vieux-bolcheviks, sujets au corporatisme et au fétichisme de parti, ne comprenaient pas que la révolution avait ébranlé toute la société russe de l’époque, parce qu’elle avait entraîné dans son sillage des dizaines de milliers de jeunes, qui montaient, selon les termes de Chalamov, « à l’assaut du ciel« .
Cela, Trotsky le comprenait, mais aussi Lénine. Après la prise du pouvoir, le Parti bolchevique ouvrit la porte à tous les révolutionnaires. S’y engouffrèrent des groupes entiers d’internationalistes-mencheviks, de socialistes-révolutionnaires du parti Borotba, de Bundistes, etc.
Les partis du Komintern s’étaient formés en grande partie sur la base de la social-démocratie de gauche. La liberté des fractions et des discussions sur les questions les plus brûlantes n’était pas mise en doute, même dans les années de la guerre civile. Les discussions enflammées avaient leur place dans tous les congrès du parti.
Aussi, lorsque Trotsky et ses amis élevèrent la voix contre l’autonomie de l’appareil du secrétariat, qui s’identifiait au vieux-bolchevisme, ils trouvèrent des milliers de partisans dans la jeunesse étudiante et ouvrière, y compris chez les sans-parti.
La sympathie de Chalamov pour l’Opposition de gauche reflétait donc en grande partie l’état d’esprit de la jeunesse soviétique des années 1920. La question est de savoir dans quelle mesure il partageait les principes politiques et pratiques du programme de l’opposition ou si son soutien se bornait à une sympathie fondée sur un sentiment naturel de protestation. Cette question est restée longtemps sans réponse.
En 2000, la revue littéraire russe Znamia a publié les matériaux de l’affaire Chalamov de 1929. On peut y lire une lettre écrite le 6 juillet 1929 par Varlam Chalamov, prisonnier de la 4e division de la direction des camps spéciaux de Vichéra, et adressée à la direction de la police politique, au comité central du parti et au procureur de la police politique[17].
Ce document montre qu’il connaissait très bien les principaux points du programme de l’Opposition de gauche.
Au début de sa lettre, il affirme « que le parti ne représente pas une caste fermée et que les intérêts du parti ne concernent pas seulement les gens qui en ont la carte« , mais tous ceux qui sont intéressés par la résolution des questions vitales qui se posent à la classe ouvrière (et donc au parti).
Chalamov réfute totalement l’accusation selon laquelle l’opposition mènerait une activité contre le parti et l’Etat, il explique que c’est « la direction qui a poussé l’opposition à se couper du parti« , que « les méthodes les plus criminelles« , y compris le soutien aux grèves et la mise en place de typographies clandestines, étaient conditionnées par le régime dictatorial interne au parti, et que, en outre, elles étaient utiles au parti, puisque les prévisions sur la crise du blé, les faits de corruption et la dégénérescence criminelle de certains représentants de la bureaucratie du parti et des soviets régionaux révélés par les documents de l’opposition avaient été totalement confirmés (il s’agit des affaires de Smolensk, Sotchi, Artemovo et d’Astrakhan).
Les débats dans l’opposition
Il avait écrit cette lettre à un moment particulièrement dramatique de l’histoire de l’Opposition de gauche, dont une grande partie des militants avaient été exilés dans des régions lointaines de la partie asiatique de l’URSS. Sous la pression des dures conditions d’existence et de la répression policière, s’est constituée au sein de l’opposition une aile conciliatrice, dirigée par Evgueni Preobrajenski et Karl Radek, qui avançaient le mot d’ordre de « Retour au parti à tout prix« , puisque, disaient-ils, « Staline a fait un tournant à gauche et met en œuvre, même partiellement, même en les dévoyant, une partie de nos mots d’ordre« . Trotsky caractérisa ce prétendu « cours gauche » comme une manœuvre de tromperie, purement bureaucratique : « La question n ‘est pas seulement ce qu’on fait, mais qui le fait. Avec une démocratie soviétique, c’est-à-dire l’autogestion des travailleurs, la lutte contre les koulaks n ‘aurait jamais pris ces formes si convulsives, si paniques et si féroces (…). La bureaucratie est effrayée par les conséquences de sa politique depuis six ans. D’où ce brusque tournant contre les koulaks et les nepmen« [18]. La lettre de Chalamov montre que, sur la question de l’évaluation du tournant « gauche » de Staline, il se plaçait du côté de Trotsky. Il explique que le combat contre la tendance droitière était mené à l’aveugle, sans citer les noms que citait courageusement l’opposition : « (…) La direction tente de corriger ses erreurs. Mais de les corriger à l’aide des forces de l’appareil (…). Tout en s’efforçant de corriger ses erreurs d’une main (ce qui est impossible sans la participation la plus étroite des larges masses de la classe ouvrière), la direction du parti, de l’autre main, envoie les opposants au bagne. C’est surtout cela qui fait douter de la volonté d’imposer un cours nouveau… » Chalamov reprend mot pour mot le programme de Trotsky lorsqu’ il avance l’idée que le seul moyen de redresser le cours de la direction réside dans une profonde réforme interne du parti, dont la première étape est le retour inconditionnel de tous les opposants d’exil ou de prison.
Le point de vue de Chalamov
Cette lettre nous intéresse aussi par le point de vue qu’exprime Chalamov sur la nature prolétarienne du parti et sur la dictature du prolétariat en URSS : « Aucun léniniste ne peut parler d’un second parti prolétarien dans le pays à l’époque de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire du combat le plus résolu contre le monde capitaliste déclinant. On ne peut pas admettre non plus les calomnies sur le fait que Parti bolchevique ne serait pas un parti prolétarien« [19]. Cette citation fait écho à une autre polémique qui avait cours dans les rangs de l’Opposition de gauche entre les partisans de Trotsky, qui reconnaissaient alors la nature prolétarienne du parti malgré sa direction thermidorienne droitière, et les membres du groupe du « Centralisme démocratique », dirigé par Timothée Sapronov et Vladimir Smirnov. Les DCistes (comme les appelaient dans le parti leurs amis et leurs opposants) parlaient de dégénérescence petite-bourgeoise définitive du Parti bolchevique et de la nécessité de créer un nouveau parti prolétarien. Polémiquant avec leurs leaders, Trotsky expliquait qu’ils simplifiaient les choses en ignorant le véritable rapport des forces de classe en URSS. Sur ce point également, Chalamov était donc solidaire de Trotsky (en dépit de ses affirmations ultérieures, que nous avons rapportées au début de cet article).
Ainsi, cette lettre montre qu’il était au courant non seulement de la plate-forme élaborée par l’opposition en 1927, alors qu’elle était encore légale, mais de la polémique qui se menait par lettres en 1928-1929 entre les opposants des différentes colonies de déportation. Chalamov (qui n’était même pas au parti) jouissait donc de la confiance de l’opposition et avait accès aux travaux théoriques que Trotsky avait écrits à la fin de 1928, et qui étaient en général diffusés clandestinement.
Malheureusement, on ne trouve pas dans les matériaux publiés de l’instruction d’éléments qui nous renseignent sur l’évolution ultérieure des positions de Chalamov. On sait que, après l’expulsion de Trotsky d’URSS en février 1929, l’aile conciliatrice de l’Opposition de gauche devint plus active. En mai 1929, trois dirigeants connus, E. Preobrajenski, K. Radek et I. Smilga, envoyèrent une déclaration au comité central affirmant qu’ils désapprouvaient Trotsky et quittaient l’opposition. Plus tard, ils furent suivis par M. Bogouslavski, I. Smirnov et beaucoup d’autres.
On peut se faire une idée de l’état d’esprit de Chalamov à cette époque d’après certains passages de son « antiroman » Vichéra. « J’avais grande envie de rencontrer (…) les dirigeants du mouvement, pensait-il dans sa prison de la Boutyrka, (…) et sur plusieurs points j’aurais aimé croiser le fer avec eux, discuter, élucider certaines choses qui n’étaient pas tout à fait claires pour moi dans tout ce mouvement trotskyste. » Les défections dans l’opposition et les déclarations de capitulation, largement reproduites dans la presse, avaient visiblement démoralisé Chalamov. « Dès l’automne 1929, écrit-il, je savais que tous mes camarades d’université, ceux qui étaient en déportation ou dans les prisons politiques, étaient rentrés à Moscou (…). Je me suis pris à haïr ces hypocrites, comprenant que le droit de commander est donné à ceux qui savent faire eux-mêmes ce qu’ils obligent les autres à faire« [20].
Cette rupture entre les actes et les paroles est peut-être à l’origine de l’hostilité qu’il manifeste dans sa Brève biographie pour les « guides ». Et pourtant il parle des opposants comme de ceux qui ont été « les premiers à tenter, au sacrifice de leur vie, de retenir le déluge de sang qui est entré dans l’histoire sous le nom de culte de Staline… « [21].
A qui pensait Chalamov ? Peut-être au leader des DCistes, Timothée Sapronov, qui ne reniera jamais ses idées, malgré toutes les répressions, et mourra avec le surnom de « protopope Avvakoum de l’Opposition de gauche« , que lui avaient donné ses partisans dès 1928. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que Chalamov, s’il a pris ses distances avec l’opposition, n’a jamais fait de compromis idéologique ou moral avec le stalinisme et n’a jamais renié les idéaux révolutionnaires de sa jeunesse.
L’histoire dramatique du combat de l’Opposition de gauche contre la bureaucratie stalinienne ne s’est pas achevée en 1929. La nouvelle vague révolutionnaire en Europe, liée aux événements d’Allemagne et de la péninsule ibérique, suscitera une nouvelle étape de la lutte des bolcheviks contre Staline, la constitution d’un bloc uni d’opposition, dont le sommet sera constitué par le groupe de M. Rioutine. Mais tout cela se passe déjà sans la participation de Chalamov.
[1] Varlam Chalamov, Voskresenie listvennitsy (« Résurrection du mélèze »), YMKA-Press, 1985, Paris, p. 13.
[2] Varlam Chalamov, Pertchatka ili KR-2 (« Le Gant ou KR-2 »), Moscou, l990, p. 3.
[3] Varlam Chalamov, Voskresenie listvennitsy, op. cit., p. 13.
[4] Novy mir, 1999, n• 4, pp. 166-168.
[5] Varlam Chalamov, Pertchatka ili KR-2, op. cit, p. 37.
[6] Pour plus de détails, cf. Valeri Esipov, « Traditsii russkogo soprotivlenija« , Chalamovskij sbornik, ! Vologda, 1994, pp. 183 à 194.
[7] Znamia, p. 123
[8] Ibidem.
[9] Ibidem. Chalamov raconte que la femme de Trotsky a fait parvenir une lettre au XXe Congrès pour demander la réhabilitation de son mari.
[10] Ibidem.
[11] Novy mir, 1965, n° 4, p. 60.
[12] Znamia, p. 141.
[13] Novy mir, 1965, n° 4, pp. 62-63.
[14] Dialog, p. 111.
[15] Chalamovskij sbornik, op. cit., pp. 18, 20, 26.
[16] Les entretiens de Chalamov avec I. K. Gouzd se sont déroulés en 1932 (NDA).
[17] Znamia, 2001, n° 6, pp. 135-136.
[18] L. D. Trotsky, Staline, tome II, Moscou, 1990, pp. 224 et 244
[19] Znamia, 2001, n° 6, pp. 135-136.
[20] Varlam Chalamov, Pertchatka ili KR-2, op. cit., pp. 8-9 et 18.
[21] Varlam Chalamov, Voskresenie listvennitsy, op. cit., p. 13.