par Jean-Jacques Marie
Un compagnon de lutte de Staline ?
« Comme compagnon de lutte, j’ai vécu l’action de Staline pour sauver le vrai héritage de Lénine contre Trotsky, Zinoviev, etc., et j’ai vu aussi que grâce à cette lutte, furent sauvées et rendues aptes au développement ultérieur ces conquêtes que Lénine nous a transmises (A ce jugement sur la période de 24 à 30, les années qui ont passé depuis et les expériences successives, n’ont rien changé d’essentiel) ».
Ainsi commence le dernier texte écrit par Georges Lukacs, célébré par nombre de journalistes et d’intellectuels dits de « gauche », comme un philosophe marxiste ou marxiste-léniniste. Les éditions pro-staliniennes Delga, qui ont imprimé les ouvrages de Grover Furr qui reprend à son compte les infamies des procès de Moscou, ont publié cinq ouvrages de Gorges Lukacs. Le milieu universitaire le met aussi en avant. Les 18 et 19 décembre 2024 un colloque qui a réuni dix-huit universitaires de plusieurs nationalités à la Sorbonne a célébré son œuvre.
Ecrit en 1957, ce dernier texte, où Lukacs attribue à Lénine la paternité – imaginaire – du « socialisme dans un seul pays », dont Staline incarne, lui, le contenu réactionnaire, a été publié par la revue italienne Nuovi Argomenti, d’où il fut traduit en français et publié sous le titre « Le dernier texte de Georges Lukacs » par France-Observateur dans son numéro du 25 septembre 1958.
Quelles « expériences successives » et sur qui ?
Ce que Lukacs appelle pudiquement les « expériences successives » c’est l’instauration du goulag et le travail pénitentiaire gratuit de masse, l’oppression brutale de dizaines de millions de paysans, l’arrestation, la torture et l’exécution de centaines de milliers d’opposants, plus souvent prétendus que réels, la promulgation en 1938-1939 d’une brutale législation anti-ouvrière, l’alliance avec Hitler, auquel dans une lettre du 22 aout 1939 Staline propose aimablement sa « collaboration » (qu’il mettra en oeuvre), la déportation collective, au lendemain de la guerre d’une dizaine de peuples soviétiques, globalement qualifiés de collaborateurs des nazis. (…) Les ouvriers et les paysans soviétiques ont payé un prix très lourd pour ce que Lukacs ose, sans la moindre pudeur, appeler des « expériences », comme si les peuples en question relevaient de recherches et de manipulations de chercheurs scientifiques.
La « nécessité historique » des procès de Moscou !
Lukacs justifie les procès de Moscou destinés à diffamer et liquider toute une génération de dirigeants et de militants bolcheviks et à consolider le climat de terreur alors instauré dans toute l’URSS lorsqu’il évoque « l’aspect négatif des méthodes staliniennes », qui lui inspirent les lignes suivantes : « Je pense aux grands procès dont la légalité m’avait paru douteuse dès le début et qui me paraissaient semblables aux procès contre les Girondins, les Dantonistes, etc. de la grande révolution française, c’est-à dire que je reconnaissais leur nécessité historique sans me préoccuper trop de leur légalité. » Donc, à l’en croire, le socialisme est construit en URSS sous la baguette de Staline ! La bureaucratie parasitaire qui opprime et pille les masses travailleuses en URSS, Lukacs ne connaît pas. Il ne s’est pas aperçu de son existence malgré les privilèges qu’elle accumule et ne tente guère de camoufler les conditions de travail et de logement, les magasins spéciaux, les voitures de fonction, etc.
Pour une fois Staline se trompe
Il a néanmoins découvert « la grande erreur de Staline » : « L’année 1948, écrit-il, est marquée par la victoire de la révolution prolétarienne en Chine. C’est précisément à la suite de cette révolution qu’éclatèrent les contradictions décisives dans la théorie et la pratique du stalinisme. Objectivement, cette victoire signifiait que la période du socialisme dans un seul pays – comme Staline l’avait défendu avec raison contre Trotsky – appartenait définitivement au passé. La naissance des démocraties populaires en Europe centrale avait déjà représenté un passage à la nouvelle réalité. » Et Lukacs célébrant à nouveau son œuvre, salue « Staline, à qui on doit reconnaître le grand mérite d’avoir défendu contre Trotsky le principe léniniste du socialisme dans un seul pays et d’avoir ainsi sauvé le socialisme dans une période de crises intérieures ».
Malheureusement pour le grand philosophe Lukacs et ses admirateurs, Lénine a rejeté le prétendu « socialisme dans un seul pays ». Le 12 mars 1919 Lénine dans son discours au Soviet de Petrograd déclare : « L’affaire de la construction [du socialisme] dépend de la vitesse à laquelle la révolution triomphe dans les pays d’Europe les plus importants. Ce n’est qu’après une telle victoire que nous pouvons sérieusement nous atteler à la construction ». Cette phrase a bien entendu disparu de la 4ème édition des Œuvres complètes de Lénine réalisée sous Joseph Staline sans que, bien entendu encore, Lukacs le remarque.
Un an et demi plus tard, le 6 novembre 1920, Lénine déclare devant le plenum de Moscou du parti : « Nous avons toujours souligné que réaliser une chose comme la révolution socialiste dans un seul pays est impossible. » (Lénine, Stenografitcheski otchot plenarnikh sassedanii MLoskovskogo sovieta, Moscou, 1920, p. 4). Cette phrase est aussi supprimée dans la 4e édition stalinienne des Œuvres complètes de Lénine et ne sera pas rétablie dans la 5ème édition publiée sous Khrouchtchev.
Plus nettement encore peut-être dans son article « Mieux vaut moins mais mieux », rédigé à la fin de 1922, il affirme : « la situation internationale fait que la Russie est aujourd’hui rejetée en arrière » et la productivité du travail s’est effondrée. Les puissances capitalistes européennes « ont, écrit-il, accompli leurs tâches à moitié. Elles n’ont pas renversé le nouveau régime instauré par la révolution, mais elles ne lui ont pas permis non plus de faire aussitôt un pas en avant. » Certes, ajoute-t-il, « il ne saurait y avoir une ombre de doute quant à l’issue finale de la lutte à l’échelle mondiale », mais il s’inquiète : « saurons-nous tenir avec notre petite et très petite production paysanne, avec le délabrement de notre pays, jusqu’au jour où les pays capitalistes d’Europe occidentale auront achevé leur développement vers le socialisme ? » jour qui ne lui semble pas proche. En attendant il faut, écrit-il, « subsister jusqu’au prochain conflit militaire entre l’Occident impérialiste contre-révolutionnaire et l’Orient révolutionnaire » qui forme la majorité de l’humanité, mais qui doit avoir « le temps de se civiliser ». Dans l’immédiat il faut tenir. (Lénine. Oeuvres complètes en russe. Tome 53, pp. 125-126). Tenir… c’est encore bien loin de construire le socialisme.