On a récemment montré sur les écrans le film du metteur en scène russe Kontchalovski « Chers camarades « , consacré à la grève générale, vite devenue insurrectionnelle, qui, au début de juin 1962, avait embrasé la ville de Novotcherkassk dans le sud de la Russie au lendemain du décret gouvernemental annonçant une augmentation de 30 % du prix des produits de première nécessité.
La bureaucratie, craignant que cette protestation ne s’étende aux villes voisines, s’acharne alors à l’écraser violemment. Les numéros 39, 40, et 54 des Cahiers du mouvement ouvrier (site Cahiers du mouvementouvrier.org) contiennent chacun un document sur ce soulèvement populaire.
Signe de l’importance historique de cette protestation ouvrière, un mois après son écrasement, sept cadres du KGB, dont son président, Chelepine et son successeur, Semitchastny, dans une note au Comité central, affirment leur inquiétude sur la situation du pays et la nécessité de renforcer la lutte contre » les activités antisoviétiques » et de prévenir d’éventuelles émeutes. Les rapports de Semitchastny et les mesures que prend alors le KGB pour faire face à d’éventuels » troubles de masses » soulignent l’ampleur de la peur qui s’empare alors de la bureaucratie dirigeante. Il invite le ministère de l’Intérieur de Russie à » constituer dans les unités et les divisions des troupes intérieures du MVD des unités de réserve, susceptibles en cas de nécessité d’être utilisées pour assurer la protection des immeubles officiels, des centres de liaison, des stations radio, des banques, des prisons et autres objectifs et de fournir à des unités des moyens spéciaux en armement et en moyens de liaison« . Il demande enfin de « prendre des mesures pour augmenter les capacités combattantes de la milice (police), pour renforcer son encadrement, développer leur fourniture en moyens de transport, instruments de liaison et matériel opérationnel (c-à-d en armement) » (1). Ce genre de mesures destinées à faire face à une menace révolutionnaire sérieuse paraît hors de proportion avec le danger réel. Dans ses deux rapports sur l’agitation, dite antisoviétique, le KGB dénombre quelques dizaines de déclarations individuelles hostiles à l’augmentation des prix, 7 705 tracts et 60 groupes d’opposants dits antisoviétiques, regroupant en tout 215 personnes, démantelés au cours du premier semestre 1962, contre 47 groupes rassemblant 186 personnes au cours de toute l’année 1961 (2). Ainsi en février 1962 quatre komsomols de Moscou ont fondé une Union de la liberté et de la raison et, pendant trois jours, réussissent à distribuer des tracts dans une demi-douzaine d’endroits avant d’être arrêtés. Au printemps et à l’été 1962 un groupe de 13 ouvriers komsomols géorgiens distribuent dans plusieurs villes de Géorgie des dizaines de tracts réclamant, entre autres, l’indépendance de la Géorgie.
Pourquoi cette poussière de groupuscules inquiétait-elle les dirigeants de l’énorme appareil politique, policier, pseudo-syndical et militaire, qui contrôlait l’URSS avec ses centaines de milliers de permanents occupés à la seule tâche de diriger, surveiller, contrôler et sanctionner ? Un ordre du président du KGB répond dans sa langue de bois policière en dénonçant » des éléments antisociaux qui (….) dans des circonstances particulières s’efforcent d’utiliser dans leurs buts criminels les difficultés temporaires, qui apparaissent dans le cours de l’édification du communisme, en incitant des individus politiquement instables à des désordres de masse. » Et ils y parviennent, puisque le texte poursuit : « Au cours des dernières années dans quelques villes du pays se sont déroulés des désordres de masses, accompagnés de pogromes de bâtiments administratifs, d’anéantissement de biens sociaux, d’attaques contre des représentants du pouvoir et autres excès. » En d’autres termes des citoyens en colère se sont attaqués aux symboles du pouvoir. Pire encore « dans toute une série de cas il n’a pas été possible de prévenir à temps les désordres de masse avec leurs conséquences sérieuses. » (3). Un mois après Novotcherkassk sept cadres du KGB, dont son président, Chelepine et son successeur Semitchastny ,adressent une note au Comité central affirmant leur inquiétude sur la situation du pays et la nécessité de renforcer la lutte contre « les activités antisoviétiques » et de prévenir d’éventuelles émeutes. Ainsi les dirigeants soviétiques craignent des explosions de mécontentement.
La bureaucratie dirigeante répond à Novotcherkassk en durcissant le régime pénitentiaire. En octobre 1962 tous les camps, déjà placés en régime renforcés en mars, sont placés en régime sévère, qui outre la réduction des envois de colis aux détenus, de leurs possibilités d’acheter de la nourriture ou des marchandises à la boutique du camp, restreint la correspondance avec l’extérieur. Un détenu attribue ce durcissement » aux troubles survenus à Novotcherkassk, aux procès contre les trafiquants, ainsi qu’à la dégradation générale de la situation alimentaire dans le pays qui avait débouché sur les révoltes du beurre » (4).
Selon l’historien russe Pikoia, les événements de Novotcherkassk « furent l’une des raisons qui poussèrent l’appareil du parti à se débarrasser du dirigeant du parti devenu impopulaire dans toutes les couches de la société » (5), Khrouchtchev . Combien de notables soviétologues éminents interprétèrent pourtant son élimination comme un rejet de son rapport sur certains crimes de Staline !
1 Istoritcheski Arkhiv 1993, n°4, p. 161)
2 Ibid, p. 1 3 Ibid, p. 167
4 Voprossy Istorii,1994, n°4, p 114.
5 Istoritcheski Arkhiv 1993, 1 p 110.
Pour lire les trois articles parus dans les CMO sur la grève de Novotcherkassk, cliquer sur les liens ci-dessous :
D’Alexandre Chtchoubine : La grève de Novotcherkassk (1962), dans le CMO n°39, p. 75 à 84 :
https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_039.pdf
D’Alexandre Chtchoubine : La grève de Novotcherkassk de juin 1962 (deuxième partie) : la répression, les condamnations à mort, dans le CMO n°40, p. 75 à 86 :
https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_040.pdf
De Jean-Jacques Marie : Il y a cinquante ans Novotcherkassk, dans le CMO 54, p 77 à 86 :
https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_054.pdf
Vous pouvez aussi les télécharger sur votre terminal :