Aragon, du caviar Belouga à la police des lettres soviétiques…

Jean-Jacques Marie

Lily Brik, veuve de Maiakovski, et alors membre docile du cercle des intellectuels choyés et largement financés par Staline, décide en janvier 1949, évidemment avec l’agrément, voire sur décision, du Kremlin, d’aider Louis Aragon et à Elsa Triolet à combattre une famine pourtant beaucoup moins aigue en France qu’en URSS au même moment, en leur envoyant deux colis : celui de Triolet contient plusieurs kilos de sucre, du foie de poisson, du café, des gâteaux secs, du thé de Ceylan, plusieurs tablettes et boîtes de chocolat, du riz, du saucisson, du salami. Le colis pour Aragon renferme du sucre, du caviar Belouga (le plus cher !) du café, des boîtes de crabe, du riz (1). En mars elle ajoutera des sprats, du crabe, du caviar Belouga, puis onze pots de caviar (2), tous produits accessibles seulement dans les magasins spéciaux des privilégiés. Aragon, reconnaissant, saluera en Staline « le plus grand philosophe de tous les temps, l’ouvrier de la transfiguration de l’homme et de la transformation de la nature, celui qui proclama l’homme comme le souci central des hommes » (3).
Aragon remplira jusqu’à la fin de ses jours son rôle de larbin intellectuel du stalinisme. Un petit détail peu connu éclaire l’ampleur de son activité dans ce rôle. En janvier 1962 Maurice Nadeau publie dans Les Lettres nouvelles, revue éditée alors par René Julliard un numéro spécial consacré à la littérature soviétique, préparé et traduit par Claude Ligny ancien membre du PCF et par moi (sous le pseudonyme de Pierre Forgues). Ce numéro ne reproduit certes pas la vision officielle de la littérature soviétique et donne la parole à quelques voix dissidentes plus ou moins étouffées mais le tableau qu’il trace correspond à la réalité dans son ensemble. Quelques jours après la sortie du numéro, René Julliard reçoit un coup de téléphone d’Aragon, qui lui déclare : « Puisque vous avez publié cela, vous n’aurez plus un seul écrivain soviétique ». Bref il fait la police de la littérature soviétique. René Julliard se hâte d’en informer Nadeau qui se hâte de communiquer cette peu poétique déclaration à Claude Ligny et à moi…
Plus tard Aragon mettra sur le même plan Staline… et Trotsky. Dans son Histoire de l’URSS, il cite d’abord une phrase d’Ilitchev, conseiller de Khrouchtchev dans les années 1960 « Le culte de la personnalité en théorie est, dans le fond, la tentative de résoudre les problèmes théoriques à coups de décrets, par des méthodes bureaucratiques. C’est un abus de pouvoir dans le domaine de la théorie ». Puis il ajoute le commentaire suivant : « Cette remarque d’Ilitchev établit ici une analogie, que devait peu après formuler en France Maurice Thorez, la ressemblance entre le culte de la personnalité de Staline et le trotskisme, qui réglait également les questions par voie bureaucratique, par voie d’autorité. » (4)
Les larbins trouvent toujours un emploi à chaque changement de maître.

1 Lili Brik- Elsa Triolet Correspondance 1921-1970, p. 289
2 Ibid, p. 293
3 Lettres françaises, 5 février 1953
4 Aragon, Histoire de l’URSS, tome 2 p. 202