Onze thèses classistes sur la révolution et la contre-révolution en Catalogne (1936-1938). Pour une théorie anarchiste des révolutions, à partir d’une analyse matérialiste des faits historiques.

 

Conférence d’Agustín Guillamón, 17 mai 2024, à l’Ateneo La Idea de Madrid.
Introduction

La lutte des travailleurs pour connaître leur propre histoire n’est pas purement théorique, ni abstraite ou banale, car elle fait partie de leur propre conscience de classe et se définit comme une théorisation des expériences historiques du prolétariat international, et en Espagne, elle doit inexcusablement comprendre, assimiler et s’approprier les expériences du mouvement anarcho-syndicaliste des années 1930.

Si des doctrines, des mythes, des préjugés idéologiques ou des textes sacrés se heurtent à la réalité sociale et historique, ce sont ces fausses illusions et ces illusions qu’il faut modifier, et non l’interprétation de la réalité.

Ces onze thèses théorisent les expériences du prolétariat dans la révolution de 1936 et 1937.

Thèse numéro 1

Du 17 au 19 juillet 1936 a eu lieu un soulèvement militaire contre le gouvernement de la République, promu par l’Église catholique, la majorité de l’armée, les fascistes, la bourgeoisie, les propriétaires terriens et les droitiers. La préparation de ce coup d’État avait été tolérée par le gouvernement républicain, qui avait remporté les élections de février 1936 grâce à la coalition du Front populaire.

Les partis parlementaires démocratiques RÉPUBLICAINS ou monarchistes, de gauche comme de droite, ont poursuivi la politique qui convenait le mieux à la bourgeoisie espagnole, à savoir la préparation d’un coup d’État sanglant.

Le soulèvement militaire échoue dans les principales villes et provoque, en réaction (dans la zone républicaine), un mouvement révolutionnaire, victorieux dans son insurrection armée contre l’armée. Dans cette victoire insurrectionnelle, les Cadres et les Comités de défense de la CNT-FAI, préparés depuis 1931, ont joué un rôle prépondérant en Catalogne. IL NE S’AGIT PAS D’UNE INSURRECTION SPONTANÉE…

Les comités révolutionnaires, que Munis théorise comme des comités de gouvernement, exercent en de nombreux endroits tout le pouvoir au niveau local, mais il n’y a pas de coordination ou de centralisation de ces comités locaux : il y a UN VIDE DE POUVOIR CENTRAL OU D’ÉTAT. Ni l’État républicain ni les gouvernements régionaux autonomes (comme la Generalitat) n’exerçaient le pouvoir central, mais ces comités locaux ne l’exerçaient pas non plus.

On peut parler d’ATOMISATION DU POUVOIR.

Thèse numéro 2

Les comités révolutionnaires : de défense, d’usine, de quartier, de contrôle ouvrier, local, de défense, de ravitaillement, etc. sont l’embryon des organes de pouvoir de la classe ouvrière. Ils ont initié une expropriation méthodique des biens de la bourgeoisie, mis en route la collectivisation industrielle et paysanne, organisé les milices populaires qui ont défini les fronts militaires des débuts, organisé les patrouilles de contrôle qui ont imposé le nouvel «ordre révolutionnaire» par la répression violente de l’Église, des patrons, des fascistes et des anciens syndicalistes et fusiliers de la Libre. Mais ils sont incapables de se coordonner et de créer un pouvoir ouvrier centralisé. Les comités révolutionnaires submergent par leurs initiatives et leurs actions les dirigeants des différentes organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, dont la CNT et la FAI. Il y avait une révolution dans les rues et dans les usines, et il y avait des organes de pouvoir potentiels du prolétariat révolutionnaire : LES COMITÉS, qu’aucune organisation ou avant-garde ne savait ou ne voulait COORDONNER, RENFORCER et TRANSFORMER EN ORGANES AUTHENTIQUES DE POUVOIR OUVRIER.

Les comités supérieurs optent pour la collaboration avec l’État bourgeois afin de gagner la guerre contre le fascisme. Le mot d’ordre de García Oliver, le 21 juillet, de «tout faire» n’était rien d’autre qu’une proposition léniniste pour la prise du pouvoir par la bureaucratie cénétiste ; ce que, d’ailleurs, García Oliver lui-même savait rendre inapplicable et absurde, lorsqu’au plénum cénétiste il proposa une fausse alternative entre «dictature anarchiste» ou collaboration antifasciste. Cette fausse option «extrémiste» de García Oliver, l’avertissement craintif d’Abad de Santillán et de Federica Montseny sur le danger de l’isolement et de l’intervention étrangère, et l’option de Durruti d’attendre la prise de Saragosse, décidèrent le plénum à opter pour une collaboration antifasciste «provisoire». L’alternative révolutionnaire de la destruction de l’État républicain et de la transformation des comités en organes du pouvoir ouvrier et des milices en armée du prolétariat n’a jamais été évoquée.

On ne peut parler d’une situation de double pouvoir entre le Comité central des milices antifascistes (CCMA) et le gouvernement de la Generalitat, à aucun moment, car à aucun moment il n’y a eu de pôle de centralisation du pouvoir ouvrier ; mais on peut parler d’une possibilité, qui a échoué dans les premières semaines après le 19 juillet, d’établir une situation de double pouvoir entre ces comités révolutionnaires et le CCMA. Certains comités syndicaux, locaux et de quartier ont exprimé dès le début leur méfiance et leurs craintes à l’égard du CCMA, car ils pressentaient le rôle contre-révolutionnaire qu’il pouvait jouer.

De nombreux protagonistes, ainsi que des historiens, parlent d’une situation de double pouvoir entre la CCMA et le gouvernement de la Generalitat. Cependant, c’est une profonde erreur de croire que la CCMA était autre chose qu’un pacte antifasciste des organisations ouvrières avec les organisations bourgeoises et les institutions de l’État, c’est-à-dire un organisme de collaboration de classe,

Les dirigeants de la CNT se méfiaient des comités révolutionnaires parce qu’ils n’entraient pas dans leurs schémas organisationnels et doctrinaux, et en même temps, en tant que bureaucratie, ils se sentaient dépassés et menacés par leurs réalisations.

Thèse numéro 3

Pendant tout un mois, du 21 juillet au 21 août 1936, les «notables» anarchistes et anarcho-syndicalistes discutèrent du dilemme suivant : supprimer le CCMA, sans entrer dans le gouvernement de la Generalitat, ou le conserver. Il y avait deux modalités de base : la première consistait à créer des commissions techniques dans les différents départements (ou ministères de la Generalitat) comme formule de contrôle, sans participer au gouvernement : c’était l’exemple de la Commission des industries de guerre ou du Conseil de l’économie ; la seconde consistait à le faire à partir des «organes révolutionnaires», en soutenant formellement les pouvoirs légaux, mais en soutenant un pouvoir «révolutionnaire» qui donnerait une véritable position de force aux cénétistes :c’est l’exemple des patrouilles de contrôle et de la commission d’enquête de la CCMA, coordonnée par Manuel Escorza du Service d’information et d’enquête de la CNT-FAI, qui dépendait exclusivement du Comité régional de la CNT et du Comité péninsulaire de la FAI.

La participation de la CNT-FAI à l’appareil d’État repose sur trois institutions fondamentales : la CCMA, le Conseil de l’économie et le Comité des approvisionnements. Le CCMA était un gouvernement de collaboration de classe, constitué par toutes les organisations antifascistes catalanes, qui aida à la reconstruction de l’appareil d’État de la Generalitat et prépara l’entrée des anarchistes dans un gouvernement d’unité antifasciste.

Après neuf semaines et demie, il fut dissous le 1er octobre 1936, suite à l’entrée de trois conseillers anarchistes dans le gouvernement de la Generalitat formé le 26 septembre, sous la présidence de Tarradellas en tant que premier conseiller.

La transformation des comités de défense en comités révolutionnaires de quartier et locaux, qui tendaient à remplacer l’État, en gérant et en assumant toutes ses fonctions, ainsi que le vaste et profond processus d’expropriation spontanée des usines par les syndicats industriels, développèrent l’une des révolutions sociales et économiques les plus profondes de l’histoire.

Mais les Comités supérieurs, organisés en un Comité des Comités élitiste, exécutif et autoritaire qui, par leur collaboration politique dans un gouvernement d’unité antifasciste, soutenait et renforçait le pouvoir de l’État capitaliste, n’ont pas dirigé et coordonné cette révolution du militantisme de la base dans les rues et dans les usines, mais est devenu un parti antifasciste de plus, allié au reste des partis antifascistes, des staliniens, nationalistes et poumistes aux républicains et au gouvernement de la Generalitat, sans autre objectif que la victoire dans la guerre contre le fascisme, même si cela signifiait renoncer à toute «conquête révolutionnaire» et aux principes mêmes de l’antifascisme.

Il y a donc une véritable divergence et séparation entre le Comité des Comités et la révolution sociale et économique menée dans la rue par les comités révolutionnaires et les syndicats.

Cet antagonisme de classe entre le CCMA et les comités révolutionnaires de juillet 1936 conduit à une opposition au sein de l’Organisation CNT-FAI qui, en décembre 1936, oppose le Comité des Comités aux comités de quartier de Barcelone, lorsque ces derniers refusèrent de remettre leurs armes pour les envoyer au front, arguant que ces armes étaient la seule garantie de la révolution en marche, et que si l’on avait besoin d’armes pour le front, là, dans l’arrière-garde barcelonaise, les gardes d’assaut et la garde civile étaient cantonnées et armées. Que les comités révolutionnaires de quartier ne remettraient jamais à l’armée les armes qu’ils avaient gagnées dans les batailles de rue.

Thèse numéro 4

Sans la destruction de l’État, on ne peut parler de révolution prolétarienne. On peut parler de situation révolutionnaire, de mouvement révolutionnaire, d’insurrection triomphante, de perte «partielle» ou «provisoire» des fonctions de l’État bourgeois, de chaos politique, de perte d’autorité réelle par l’administration républicaine, de VIDE DU POUVOIR CENTRALISÉ et d’atomisation du pouvoir, mais pas de révolution prolétarienne.

La SITUATION révolutionnaire de juillet 1936 n’a jamais posé la question de l’instauration d’un pouvoir ouvrier antagoniste à l’État républicain : il n’y a donc pas eu de révolution prolétarienne, si l’on parle stricto sensu. Et, en l’absence de révolution prolétarienne, la situation révolutionnaire a rapidement évolué vers la consolidation de l’État républicain, l’affaiblissement des forces révolutionnaires et le triomphe définitif de la contre-révolution après les journées de mai 1937, avec la mise hors la loi et la persécution politique du POUM en juin 1937, ainsi que la clandestinité des Amis de Durruti, de divers groupes prolétariens et de comités de défense, comme celui qui éditait le journal Alerta, entre octobre et décembre 1937.

La participation de la CNT (mais aussi du POUM et de la FAI) aux institutions bourgeoises, avec l’offre correspondante de postes publics, ainsi qu’un processus massif d’affiliation syndicale, parallèlement à la marche au front des meilleurs militants, des plus expérimentés dans la lutte sociale et de ceux ayant la formation théorique la plus avancée, ont favorisé un processus rapide de bureaucratisation de la CNT.

Au printemps 1937, les militants révolutionnaires se retrouvent isolés dans les assemblées et dans une situation de minorité absolument insurmontable. Les principes fondamentaux de l’anarcho-syndicalisme s’effondrent et cèdent la place à un opportunisme masqué par l’idéologie de l’unité antifasciste («renoncer à la révolution pour gagner la guerre») et le pragmatisme d’une collaboration fidèle et loyale avec les partis et le gouvernement de la bourgeoisie républicaine, dans le but exclusif de défendre la démocratie capitaliste et la République bourgeoise. LA BUREAUCRATIE SYNDICALE CÉNÉTISTE A DÉMONTRÉ EN MAI 1937 SON CARACTÈRE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE. La lutte contre le fascisme a été le prétexte donné pour renoncer à la destruction de l’État républicain bourgeois, défendu par les forces contre-révolutionnaires du PSUC et de l’ERC (Gauche républicaine de Catalogne). La confrontation du prolétariat révolutionnaire avec la bureaucratie cénétiste, qui était déjà dans le camp contre-révolutionnaire, était inévitable.

Thèse numéro 5

[C’est la thèse la plus courte, mais elle est absolument fondamentale].

Face à l’alternative entre le capitalisme ou la révolution anticapitaliste, l’idéologie bourgeoise, dans l’Espagne des années 1930, a toujours proposé de fausses options bourgeoises, qui déniaient au prolétariat la possibilité et l’existence d’une alternative révolutionnaire :

En 1931, elle proposait le choix entre la monarchie et la république. En 1931, il a proposé le choix entre la monarchie et la république. En 1934, il a proposé le choix entre la droite et la gauche. En 1936, il a imposé le choix entre le fascisme et l’antifascisme.

L’acceptation par le prolétariat de l’idéologie antifasciste signifiait la défense de la démocratie capitaliste, le renoncement à s’affirmer comme classe révolutionnaire.

Le choix bourgeois entre fascisme et antifascisme n’était pas seulement faux, il signifiait aussi la défaite de l’alternative révolutionnaire et anticapitaliste.

Seules quelques minorités, à peine influentes, ont osé dénoncer l’antifascisme comme une idéologie bourgeoise et contre-révolutionnaire.

Thèse numéro 6

Les collectivisations ne pouvaient avoir de développement futur que si l’État capitaliste était détruit. En fait, les collectivisations ont fini par servir les besoins impérieux d’une économie de guerre. Les situations ont évolué de façon très variée, rapide et instable, depuis l’expropriation révolutionnaire des usines de la bourgeoisie en juillet 1936 jusqu’à la militarisation de l’industrie et du travail, prédominante en 1938.Il était et il est toujours impossible de séparer la révolution politique de la révolution sociale et économique. Les révolutions, comme l’ont conclu les Amis de Durruti, sont toujours TOTALITAIRES, au double sens du terme : totales et autoritaires. Il n’y a rien de plus autoritaire qu’une révolution : exproprier une usine de ses propriétaires, ou un grand domaine de son propriétaire, ou occuper une caserne, une église ou une grande demeure sera toujours une imposition autoritaire. Et cela ne pourra se faire que lorsque les organes répressifs de la bourgeoisie, armée et police, auront été vaincus par une armée révolutionnaire qui imposera AUTORITAIREMENT la nouvelle légalité révolutionnaire. L’anarcho-syndicalisme et le POUM, par incapacité théorique pour le premier et faiblesse numérique, verbalisme, suivisme et manque d’audace pour le second, n’ont jamais posé la question du pouvoir, qu’ils ont abandonné aux mains des politiciens professionnels de la bourgeoisie républicaine et des socialistes : Azaña, Giral, Prieto, Largo Caballero, Companys, Tarradellas, Negrín…, ou qu’ils ont partagé avec eux, lorsque leur participation était nécessaire pour fermer la voie à une alternative révolutionnaire.

Dans le domaine économique, le mythe historiographique englobé dans le concept générique de «COLLECTIVISATION» a connu (en Catalogne) quatre étapes :

  1. – La saisie ouvrière (juillet-septembre 1936).
  2. – L’adaptation des saisies au Décret de Collectivisations (octobre à décembre 1936).
  3. – La lutte de la Generalitat pour diriger l’économie et contrôler les collectivisations, face à la tentative de socialisation de l’économie, promue par le secteur radical du militantisme cénétiste (janvier à mai 1937).

L’interventionnisme progressif et la centralisation étatique (du gouvernement central) imposent une économie de guerre et la MILITARISATION du travail (de juin 1937 à janvier 1939).

Les comités révolutionnaires deviennent rapidement des comités antifascistes, des comités syndicaux de gestion dans les entreprises, ou entrent en hibernation prolongée (comme les comités confédéraux de défense) ou sont transformés en organismes d’État.

L’ambiguïté et l’ambivalence des patrouilles de contrôle, des collectivisations, des milices, des comités de défense, bref de la «Révolution du 19 juillet», est la conséquence directe de l’ambiguïté et de l’ambivalence même des organisations d’extrême gauche du Front populaire (CNT et POUM). Ambiguïté car le CCMA est le fruit de la victoire insurrectionnelle PROLÉTARIENNE du 19 juillet, mais aussi de l’échec politique du 21 juillet, LORSQUE LA COLLABORATION DE CLASSE EST ACCEPTÉE.

Thèse numéro 7

Mai 37 fut la défaite armée du prolétariat révolutionnaire le plus avancé dont la contre-révolution avait besoin pour passer à la contre-offensive. Les causes du mois de mai résident dans l’augmentation du coût de la vie, la pénurie de subsistance, la résistance à la dissolution des patrouilles de contrôle et à la militarisation des milices, et la lutte constante des travailleurs des entreprises collectivisées pour conserver le contrôle de la production face à l’interventionnisme croissant de la Generalitat, encouragé par l’application des décrets de s’Agaró. Ce n’est pas pour rien que les journées de mai ont commencé dans une entreprise collectivisée, la Telefónica, en raison de l’opposition armée des travailleurs cénétistes de base à son occupation par les forces répressives de la Generalitat.

L’extension rapide de la lutte à toute la ville de Barcelone est l’œuvre des comités de défense et des comités de quartier, reliés par téléphone, qui agissent en marge des comités supérieurs de la CNT, en les débordant.

D’un côté de la barricade se trouvent les forces de l’ordre, les staliniens du PSUC, de l’ERC, de l’Estat Català (« État catalan ») et les milices catalanistes pyrénéennes, tous théoriquement au service du gouvernement de la Generalitat. De l’autre côté de la barricade se trouvent les ouvriers cénétistes et le POUM. Seuls les anarchistes de l’« Agrupación de Los Amigos de Durruti » et les trotskistes de la Section bolchevik-léniniste tentent de donner des objectifs révolutionnaires à la lutte sur les barricades.

Mais le militantisme de la CNT n’a pas pu et n’a pas su agir contre les slogans collabos lancés par les dirigeants et les comités supérieurs de la CNT. Les postes de radio qui transmettaient les discours conciliants de García Oliver et de Federica Montseny ont même été la cible de tirs, mais leurs slogans ont fini par être suivis. Les Amis de Durruti qualifient l’activité de ces dirigeants et des comités supérieurs d’« énorme trahison».

Après mai 1937, les tentatives d’expulsion des Amis de Durruti par les comités supérieurs de la CNT bureaucratisée échouent, car elle n’est ratifiée par aucune assemblée syndicale. Cependant, il n’y avait pas de scission capable de clarifier les positions conflictuelles et irréconciliables au sein de la CNT.

Thèse numéro 8

L’institutionnalisation de la CNT a eu des conséquences importantes et inévitables sur la nature même de l’organisation et de l’idéologie de la CNT.

L’entrée des militants les plus éminents dans les différents niveaux de l’administration de l’État, des conseils municipaux aux ministères du gouvernement de la République, en passant par les départements de la Generalitat ou de nouvelles institutions «révolutionnaires», plus ou moins autonomes, comme le CCMA, le CC de Abastos et le Conseil de l’Économie, a créé de nouvelles fonctions et de nouveaux besoins, qui devaient être couverts par un nombre limité de militants capables d’assumer de telles fonctions de responsabilité.

La nomination de ces militants à des postes de responsabilité, ainsi que leurs conseils et leur contrôle, étaient assurés par des comités supérieurs, qui généraient à leur tour d’autres postes de responsabilité internes à l’Organisation.

Les comités supérieurs étaient composés du CR, de la Fédération locale des syndicats, du PC, du CR de la FAI, de la Fédération locale du GGAA de Barcelone, du FIJL, de la Jeunesse libertaire de Catalogne, des conseillers et conseillères, ainsi que du CN et des ministres quand ils le pouvaient, et occasionnellement des délégués des colonnes confédérales, et de certaines personnalités prestigieuses.

Les fonctions de direction et de pouvoir exercées par ces comités supérieurs, composés d’une minorité très restreinte d’éléments capables de les exercer, ont créé une série d’intérêts, de méthodes et d’objectifs différents de ceux de la base militante confédérale. D’où, d’une part, une démobilisation et un désenchantement généralisés des adhérents et des militants de base, confrontés à la faim et à la répression, absolument impuissants de la part des comités supérieurs. D’où l’émergence d’une opposition révolutionnaire, incarnée notamment par les Amis de Durruti, la Jeunesse libertaire de Catalogne, quelques groupes anarchistes de la Fédération locale du GGAA de Barcelone, et surtout par les comités de quartier et de défense des quartiers de Barcelone.

Le caractère exceptionnel de la situation historique, ainsi que l’urgence des décisions à prendre, ont empêché un fonctionnement horizontal et en assemblée de la CNT catalane. Le Comité des Comités dirige l’Organisation du 23 juillet 1936 à juin 1937.La Commission politique consultative (CAP) de juin 1937 à mars 1938. Entre-temps, en juillet 1937, la FAI a été transformée en un parti antifasciste comme les autres, capable de fournir et de former les bureaucrates nécessaires pour assumer des postes de responsabilité et de commandement. Enfin, dans un contexte de dissolution et d’effondrement des fronts, l’élite et le Comité exécutif auto-élu du Mouvement libertaire de Catalogne dirigent de manière dictatoriale et hiérarchique l’Organisation d’avril à octobre 1938, sans autre horizon que la militarisation du travail et de la société, ainsi que de l’Organisation elle-même.

L’institutionnalisation de la CNT et l’adoption de l’idéologie de l’unité antifasciste ont transformé les comités supérieurs en pires ennemis de l’opposition révolutionnaire (minoritaire) de la CNT, qui a failli provoquer une scission, laquelle n’a finalement pas eu lieu en raison de l’élimination physique, de l’emprisonnement ou de la clandestinité auxquels cette opposition a été soumise par la répression étatique et stalinienne. Répression qui avait un caractère SÉLECTIF, puisqu’elle était dirigée contre la minorité révolutionnaire, tout en essayant d’assurer l’intégration des comités supérieurs dans l’appareil d’État républicain.

Il ne faut pas parler d’une TRAHISON DES COMITÉS SUPÉRIEURS, ce qui n’explique rien, mais d’un affrontement de CLASSE entre des comités supérieurs qui étaient l’ÉTAT, et une minorité révolutionnaire réprimée et persécutée. Ce n’était pas une trahison, c’était une lutte de classe entre dirigeants et dirigés, entre gouvernants ou prétendants gouvernants et gouvernés, entre bureaucrates et travailleurs.

Thèse numéro 9

La militarisation des milices antifascistes, ainsi que le décret de collectivisation et la dissolution des comités locaux ont marqué le début et le déroulement de la contre-révolution bourgeoise et de sa reconquête de l’appareil d’État, qui n’avait pas été détruit.

La militarisation des milices, au front, ne signifiait pas seulement la perte de la direction ouvrière de la guerre et la perte de tout objectif révolutionnaire, mais entraînait aussi la militarisation de l’arrière, c’est-à-dire de l’ordre public.

Et cette militarisation de l’arrière a transformé tous les rapports de force sociaux et politiques, car la violence et le pouvoir ne font qu’un. La militarisation de l’ordre public implique également un processus de démobilisation sociale, politique et révolutionnaire croissante des travailleurs.

Dans l’opposition à la militarisation des milices populaires (décrétée en octobre 1936), se distingue le quatrième groupe Gelsa de la Colonne Durruti qui, après avoir surmonté une tentative d’affrontement armé avec d’autres forces de la Colonne, partisanes de la militarisation, décide d’abandonner le front (en février 1937) et de retourner à Barcelone, en emportant ses armes. Ces 800 miliciens, avec d’autres militants cénétistes radicaux, engagés dans la lutte existante pour la socialisation dans les entreprises, fondèrent en mars 1937 l’Agrupación de Los Amigos de Durruti, qui atteignit quatre à cinq mille adhérents et constitua, en Catalogne, une alternative révolutionnaire aux comités supérieurs (collaborationnistes) de la CNT-FAI.

De la violence révolutionnaire des comités, contre la bourgeoisie, les prêtres et les fascistes, on est passé à la violence répressive des forces bourgeoises de l’ordre capitaliste contre les minorités révolutionnaires. Cette répression de l’opposition révolutionnaire (et des autres minorités révolutionnaires) était parallèle et homologue à l’intégration des comités supérieurs dans l’appareil d’État (qu’ils soient au gouvernement ou non).Il ne s’agissait pas d’une trahison de la base par les dirigeants, mais des deux volets nécessaires d’un même processus contre-révolutionnaire SÉLECTIF : persécution des révolutionnaires et institutionnalisation des comités supérieurs.

L’ordre public antifasciste était fondé sur l’unité antifasciste de toutes les organisations dans le seul but de gagner la guerre. Cette victoire militaire a impliqué et approfondi la militarisation des milices, des forces de l’ordre, du travail, des relations sociales et de la politique. La guerre a dévoré la révolution.

Thèse numéro 10

La résistance au désarmement des comités de quartier en décembre 1936 a conduit à leur hibernation par la Fédération locale des syndicats ; mais lorsque, le 4 mars 1937, un décret unifie les troupes d’assaut et les gardes civils sous le commandement du gouvernement de la Generalitat, les syndicats répondent à cette menace en revenant financer, armer et réactiver les comités de défense de quartier. L’offensive des staliniens, des républicains, des nationalistes catalans et de la Generalitat s’était solidifiée et semblait ne pouvoir être stoppée. La faim populaire avait exprimé son mécontentement lors des manifestations de femmes du 14 avril sur différents marchés de Barcelone. Du 12 au 24 avril 1937, la Fédération locale des groupes anarchistes, la JJLL (Fédération ibérique des jeunesses libertaires) et les comités de défense de quartier se préparent à une insurrection capable d’affronter l’avancée progressive et répressive de la contre-révolution. À la mi-avril, Herrera et Escorza négocient avec Companys un nouveau gouvernement et une sortie de la crise gouvernementale. Les premières inculpations pour «cimetières clandestins» sont ouvertes, accusant et emprisonnant les membres des comités des journées révolutionnaires de juillet. Le 27 avril 1937, les autorités de Bellver, soutenues par le gouvernement de la Generalitat et enhardies par l’invasion croissante des carabiniers en Cerdagne, organisent une embuscade pour assassiner Antonio Martín, déclenchant une offensive répressive contre les anarchistes de cette région. Les comités supérieurs estiment qu’il suffit de «montrer les dents» au PSUC, à l’ERC et à la Generalitat pour qu’ils arrêtent leur offensive répressive. Les comités de défense des quartiers de Barcelone débordent les comités supérieurs et déclenchent, le 3 mai, une insurrection révolutionnaire qui échappe à leur contrôle.

À partir de juin 1937, date de la dissolution des patrouilles de contrôle, les différentes localités et quartiers sont reconquis par les forces d’assaut et la Garde civile, qui exercent une répression brutale contre les cénétistes et surtout contre les ex-patrouilleurs et les militants les plus en vue. Dans de nombreux endroits, l’organisation cénétiste disparaît, comme en Cerdagne et dans les Terres de l’Èbre.

Cette répression de l’anarcho-syndicalisme s’est accompagnée d’une attitude passive des comités supérieurs, qui ont opté pour une défense individuelle et juridique des prisonniers, au lieu d’une défense collective et politique. Les milliers de prisonniers anarcho-syndicalistes exigent un engagement et une solidarité accrus de la part des comités supérieurs, qui ne parviennent qu’à obtenir de la CR de la CNT et de la CR de la FAI qu’elles acceptent d’éditer une presse clandestine qui fait campagne en faveur des prisonniers.

Le 9 juin 1937, Campos et Xena entament une discussion filandreuse sur le maintien ou non du «Comité des Comités», créé le 23 juillet 1936 comme instrument directif et centralisateur de la CNT-FAI, capable de prendre des décisions urgentes et importantes sans consulter la base militante.

Quelques jours plus tard, le 14 juin, la Commission politique consultative (CAP) est formellement constituée, ce qui n’est rien d’autre qu’une résurrection et une mise à jour du Comité des Comités qui avait vu le jour en juillet 1936. Les motivations sont identiques, la nécessité d’un organe exécutif pour prendre rapidement les décisions les plus importantes et les plus urgentes. Mais une nouvelle raison s’y ajoute : les comités de défense ne doivent PAS prendre le dessus sur les comités supérieurs, comme cela s’était produit en mai. Afin d’approvisionner, de contrôler et d’empêcher un nouveau débordement des comités de défense, le Comité de liaison, subordonné à la CAP, est mis en place.

Thèse numéro 11 

(thèse ultime)

En juillet 1936, la question essentielle n’est pas celle de la prise du pouvoir (par une minorité de dirigeants anarchistes), mais celle de la coordination, de l’avancée et de l’approfondissement de la destruction de l’État par les comités. Les comités révolutionnaires de quartier (et certains comités locaux) n’ont pas fait ou manqué de faire la révolution : ils ont été la révolution sociale.

Alors que les comités supérieurs faisaient de la CNT une organisation antifasciste comme les autres, vouée au rétablissement et au renforcement de l’appareil d’État républicain, les comités révolutionnaires se chargeaient de détruire l’État et de le remplacer dans toutes ses fonctions.

Le rôle de la CNT, en tant que syndicat, aurait peut-être dû être réduit temporairement à la gestion de l’économie, mais en se subordonnant et en se dissolvant dans la nouvelle organisation issue des comités de quartier, locaux, d’usine, de ravitaillement, de défense et autres. L’incorporation massive des travailleurs, dont beaucoup étaient jusqu’alors absents du monde prolétarien organisé, a introduit une nouvelle réalité. Et la réalité que la révolution a créée est différente de celle qui existait avant le 19 juillet. Les anciennes organisations et les anciens partis politiques étaient, dans la pratique, en dehors de la nouvelle réalité sociale qui avait été établie. L’organisme révolutionnaire des comités révolutionnaires, généralisé à tous les niveaux, aurait dû représenter l’ensemble du prolétariat révolutionnaire, sans les divisions absurdes des acronymes, qui avaient un sens avant l’insurrection de juillet, mais pas après.

La CNT-FAI aurait dû être le ferment du nouvel organisme révolutionnaire, coordinateur des comités, disparaissant dans le processus même de la fermentation révolutionnaire (en même temps que les autres organisations et partis étaient dissous).

Après l’insurrection victorieuse des travailleurs et la défaite de l’armée, et avec le cantonnement des forces de l’ordre, la destruction de l’État a cessé d’être une utopie futuriste abstraite.

La destruction de l’État par les comités révolutionnaires était une tâche très concrète et réelle, dans laquelle ces comités reprenaient toutes les tâches et fonctions que l’État exerçait avant juillet 1936.

Les Amis de Durruti en conclurent qu’il manquait une avant-garde (et non un substitut) prête à défendre cette autonomie prolétarienne, capable de coordonner, d’étendre et de renforcer ces comités révolutionnaires : Les Amis de Durruti l’appelèrent Junte révolutionnaire, mais ils ne savaient pas comment et ne pouvaient pas la mettre en pratique, bien que dans l’affiche qu’ils distribuèrent fin avril 1937 à Barcelone, ils proposaient résolument le remplacement de la Generalitat par cette Junte révolutionnaire.

 

 

Ces onze thèses se basent sur les livres suivants d’Agustín Guillamón : 

Los Comités de Defensa de la CNT en Barcelona. Descontrol, 5e édition, mars 2018, traduit en anglais, italien et français (Coquelicot, 2014).

– Los amigos de Durruti: historia y antología de textos. Descontrol, Barcelona, 2e édition, 2021

Durruti sin mitos ni laberinto y otras estampas. Fundación Aurora Intermitente y Sueños de Sabotaje, Madrid, 2022.

– CNT Vs AIT 1936-1939. Los comités superiores cenetistas contra la oposición revolucionaria interna e internacional. Descontrol, Barcelona, 2022.

Barcelone mai 1937. Syllepse, Paris, 2023.

 

MEJRAIONTSY, de la mobilisation spontanée à la mobilisation organisée

par Jean Jacques Marie

AUX PREMIERS JOURS DE LA REVOLUTION RUSSE DE FEVRIER 1917 :                                     UN EPISODE ECLAIRANT….

C’est connu, la révolution de février 1917 a commencé par une grève et une manifestation spontanées d’ouvrières du textile conte la vie chère et le manque de pain le 23 février 1917 (correspondant au 8 mars dans le calendrier grégorien utilisé en Europe occidentale), manifestation à laquelle aucune organisation révolutionnaire n’appelait. On connaît moins bien en revanche le texte de tracts distribués à cette occasion par plusieurs organisations révolutionnaires, dont la « mejraionka », (organisation « inter-arrondissements »), formée en 1916 dans plusieurs usines de Petrograd (nouveau nom officiel de Saint-Pétersbourg depuis août 1914) par des militants du POSDR, (Parti ouvrier social-démocrate de Russie divisé depuis janvier 1912 entre les bolcheviks et les menchéviks), partisans de l’unité du POSDR.

Les deux tracts reproduits ci-dessous, on le verra, visent à convaincre les ouvrières de l’ignominie du gouvernement tsariste et à persuader les soldats de ne pas tirer sur les ouvriers grévistes, sans  conclure par un appel à une initiative précise, que les auteurs des tracts se jugent manifestement hors d’état de proposer, à la seule exception, assez générale, de l’invitation adressée aux soldats à tirer sur leurs officiers si ces derniers les appellent à tirer sur le peuple révolté… Les tracts bolcheviks ne sont, à la même époque, guère différents sur ce point. Ainsi, à cette date, le mouvement spontané venu d’en bas est en avance sur la conscience politique des révolutionnaires organisés. Ce sera le cas jusqu’au retour de Lénine en Russie, le 3 avril 1917, retour donc décisif dans la transformation d’une révolte spontanée en révolution sociale et politique.

La leçon à tirer de cette réalité, leçon confirmée par toute l’histoire, est claire : si puissant que soit un mouvement venu de la base des exploités et opprimés, il ne peut atteindre son but  – inconscient – que si une véritable avant-garde révolutionnaire organisée, à la hauteur des événements et non simplement auto-proclamée et auto-satisfaite de ses déclarations verbales, lui donne toute sa portée en aidant à transformer ce but inconscient, mais bien réel, en but conscient.

Les mejraiontsy rassembleront en mai 1917, date du retour de Trotsky à Petrograd, près de 4.000 militants et un état-major de militants, cadres, orateurs, et journalistes populaires, dont manque cruellement le parti bolchevik, mais cet état-major n’existe qu’à Petrograd et sa banlieue. Le 7 mai, les bolcheviks et les mejraiontsy organiseront en commun une réception de Trotsky. Le 9 mai se tiendra une conférence de la mejraionka, qui, à l’exemple de Trotsky, se prononce pour la fusion avec les bolcheviks, réalisée dans les semaines suivantes et qui se traduira, entre autres, par l’élection de Trotsky au comité central du parti bolchevik en août 1917

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Comité inter-rayon du POSDR de Saint Pétersbourg, tract consacré à la Journée internationale de l’ouvrière du 23 février.

Camarades ouvrières!

C’est la dixième année que les femmes de tous les pays célèbrent le 23 février, comme la journée ouvrière des femmes, le « 1° mai » des femmes. Les américaines ont été les premières à faire de ce jour celui où elles manifestent leurs forces, et, peu à peu, les femmes du monde entier les ont rejointes. Ce jour-là, il y a des réunions et des meetings pour expliquer les raisons de notre dure situation et chercher une issue. Depuis longtemps la faim pousse les femmes à l’usine, depuis longtemps des millions de femmes sont, comme les hommes, devant les machines. Nous versons notre sueur pour les patrons comme nos camarades hommes, comme eux on nous emprisonne pour avoir fait grève, comme eux nous devons lutter. Mais c’est récemment que les femmes ont rejoint la famille ouvrière, souvent elles ont encore peur, elles ne savent pas comment et quoi revendiquer. Les patrons ont profité et profitent de leur ignorance et de leur timidité. En ce jour, camarades,  réfléchissons à la façon de vaincre au plus tôt notre ennemi, le capitaliste. Souvenons-nous de nos proches au front, souvenons-nous de la dure lutte par laquelle ils ont arraché aux patrons la moindre augmentation, chaque heure de repos, au gouvernement chaque liberté. Combien d’entre eux sont morts au front, en prison et en exil pour prix de leur combat. Vous les avez remplacés à l’arrière, votre devoir est de poursuivre leur œuvre. Leur œuvre pour libérer toute l’humanité de l’exploitation et de l’esclavage. Et vous ne devez pas, camarades femmes, retenir les hommes restés à l’usine, mais vous joindre à eux dans la lutte fraternelle contre le gouvernement et les patrons, au profit de qui se mène la guerre qui a fait couler dans tous les pays tant de sang et de larmes. C’est la troisième année que s’éternise cette guerre terrible. Nos pères, nos maris, nos frères périssent. Nos proches reviennent malheureux et invalides. Le gouvernement du tsar les a envoyés au front, les a tués, blessés et ne se soucie pas de les nourrir. Il n’a cessé de verser le sang ouvrier.  Il a fusillé les ouvriers le 9 janvier, le 4 avril pendant la grève sur la Léna, encore récemment à Ivanovo-Vosnessensk, Chouia, Gorlovka et Kostroma. Le sang ouvrier coule sur tous les fronts, la tsarine fait commerce du sang du peuple et vend la Russie à l’encan. On envoie les soldats sous la fusillade, presque sans armes, à une mort certaine.

Et à l’arrière, les fabricants, sous le prétexte de la guerre, voudraient faire des ouvriers leurs esclaves. Dans toutes les villes, tout augmente terriblement, la faim frappe à chaque porte. A la campagne on rafle le dernier épi et le bétail pour la guerre. Nous faisons la queue pendant des heures. Nos enfants ont faim. Combien sont livrés à eux-mêmes, ont perdu leurs parents. Ils deviennent des sauvageons, des voyous. La faim pousse des filles, des enfants encore, sur le trottoir. Combien d’enfants travaillent au delà de leurs forces sur des machines, du matin au soir. Partout le chagrin et les larmes. Et  pas seulement en Russie, dans tous les pays les travailleurs souffrent. Récemment le gouvernement allemand a férocement réprimé une émeute de la faim à Berlin. En France la police se déchaine et les grévistes sont envoyés au front. Partout la guerre sème le malheur, la cherté de la vie, l’oppression de la classe ouvrière. Camarades ouvrières, pourquoi ? Pourquoi se mène cette guerre ? Avons-nous besoin de tuer des millions d’ouvriers et de paysans allemands et autrichiens ? Les ouvriers allemands, eux non plus, ne veulent pas se battre. Ce n’est pas volontairement que les nôtres partent au front, ils y sont forcés. Ce n’est pas volontairement que partent les ouvriers autrichiens, anglais, allemands. Partout on pleure à leur départ, comme ici. C’est pour l’or qui brille dans les yeux des capitalistes, pour leur profit que la guerre se mène. Les ministres, les industriels, les banquiers espèrent pêcher en eau trouble, ils s’engraissent en temps de guerre et les ouvriers et paysans font tous les sacrifices, payent pour tout. Chères camarades femmes, allons-nous longtemps encore supporter en silence en nous défoulant de temps en temps sur les petits commerçants ? Ils ne sont pas responsables des malheurs du peuple, eux-mêmes sont ruinés. C’est le gouvernement qui est coupable, il a commencé la guerre et ne peut la finir. Il ruine le pays. C’est à cause de lui que vous êtes affamées. Les capitalistes sont coupables, c’est pour leur profit que la guerre se mène. Il est plus que temps de leur crier : Assez ! A bas le gouvernement criminel et toute sa bande de pilleurs et d’assassins. Vive la paix ! L’heure du châtiment a sonné. Depuis longtemps nous ne croyons plus aux fables des ministres et des patrons. Dans tous les pays, la colère populaire monte. Partout les ouvriers commencent à comprendre que ce n’est pas de leurs gouvernements qu’il faut attendre la fin de la guerre. Et s’ils signent un traité de paix, ils s’efforceront d’accaparer des terres étrangères, de piller d’autres pays et cela mènera à de nouvelles guerres. Les ouvriers n’ont pas besoin du bien des autres.

A bas l’autocratie !

Vive la Révolution !

 Vive le Gouvernement Révolutionnaire Provisoire !

A bas la guerre !

Vive la République démocratique !

 Vive la solidarité internationale du prolétariat !

 Vive le POSDR uni !

1917, Comité des mejraiontsy de Petersbourg

 

(GARF  fonds 1741, inventaire 1,  dossier 36027)

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Appel du comité des mejrayontsy du POSDR de Petersbourg
 et du parti des Socialistes-révolutionnaires
C’est par la lutte qu’on conquiert ses droits !
Prolétaires de tous les pays unissez-vous !

CAMARADES SOLDATS !

La classe ouvrière traquée par la famine s’est dressée contre nos et vos ennemis, dans lutte contre la guerre, contre l’autocratie de dirigeants criminels. Elle s’est levée dans la lutte pour la liberté et la terre ! Camarades, depuis deux ans et demi, vous combattez dans les tranchées et les casernes.  Depuis deux ans et demi,  les commandants inhumains vous tourmentent. Dur est le sort du soldat. Les chiens ne sont pas moins respectés que vous. Camarades ! Frères ! Tous nos espoirs reposent sur vous ! Nous tendons vers vous tous nos espoirs ! Nous tendons vers vous nos mains calleuses, déformées par le travail ! Frères ! Certains d’entre vous ont tiré sur le peuple ! Le sang ouvrier a coulé ! Soldats ! Ne rougissez pas vos mains du sang de vos frères. Honte au fratricide ! Honneur et gloire à ceux d’entre vous qui ont soutenu le peuple ! Gloire aux cosaques qui ont chassé les policiers de la place Znamenski ! Gloire à ceux du Pavlovski qui ont vengé les violences policières ! Frères ! Si on vous ordonne de tirer sur le peuple, tirez sur ceux qui vous donnent cet ordre. Que vos baïonnettes se retournent contre les agresseurs. Nos femmes affamées attendent votre aide ;

Camarades ! Lisez nos tracts ! Organisez-vous ! Rejoignez les ouvriers ! Nous croyons fermement que les soldats ne trahiront pas le peuple ! Frères ! Ecoutez notre voix ! Vive l’union de l’armée et du peuple ! A bas l’autocratie ! A bas la guerre ! Vive la révolution ! Toute la terre aux paysans ! Toute la liberté au peuple !

 

Comité des mejraionsty du POSDR de Petersbourg.

Parti des socialistes-révolutionnaires .

 

(GARF fonds 1741, inventaire 1, dossier 35278)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Georges Lukacs tel qu’en lui-même…

par Jean-Jacques Marie
Un compagnon de lutte de Staline ?

« Comme compagnon de lutte, j’ai vécu l’action de Staline pour sauver le vrai héritage de Lénine contre Trotsky, Zinoviev, etc., et j’ai vu aussi que grâce à cette lutte, furent sauvées et rendues aptes au développement ultérieur ces conquêtes que Lénine nous a transmises (A ce jugement sur la période de 24 à 30, les années qui ont passé depuis et les expériences successives, n’ont rien changé d’essentiel) ».

Ainsi commence le dernier texte écrit par Georges Lukacs, célébré par nombre de journalistes et d’intellectuels dits de « gauche », comme un philosophe marxiste ou marxiste-léniniste. Les éditions pro-staliniennes Delga, qui ont imprimé les ouvrages de Grover Furr qui reprend à son compte les infamies des procès de Moscou, ont publié cinq ouvrages de Gorges Lukacs. Le milieu universitaire le met aussi en avant. Les 18 et 19 décembre 2024 un colloque qui a réuni dix-huit universitaires de plusieurs nationalités à la Sorbonne a célébré son œuvre.

Ecrit en 1957, ce dernier texte, où Lukacs attribue à Lénine la paternité – imaginaire – du « socialisme dans un seul pays », dont Staline incarne, lui, le contenu réactionnaire, a été publié par la revue italienne Nuovi Argomenti, d’où il fut traduit en français et publié sous le titre « Le dernier texte de Georges Lukacs » par France-Observateur dans son numéro du 25 septembre 1958.

Quelles « expériences successives » et sur qui ?

Ce que Lukacs appelle pudiquement les « expériences successives » c’est l’instauration du goulag et le travail pénitentiaire gratuit de masse, l’oppression brutale de dizaines de millions de paysans, l’arrestation, la torture et l’exécution de centaines de milliers d’opposants, plus souvent prétendus que réels, la promulgation en 1938-1939 d’une brutale législation anti-ouvrière, l’alliance avec Hitler, auquel dans une lettre du 22 aout 1939 Staline propose aimablement sa « collaboration » (qu’il mettra en oeuvre), la déportation collective, au lendemain de la guerre d’une dizaine de peuples soviétiques, globalement qualifiés de collaborateurs des nazis. (…) Les ouvriers et les paysans soviétiques ont payé un prix très lourd pour ce que Lukacs ose, sans la moindre pudeur, appeler des « expériences », comme si les peuples en question relevaient de recherches et de manipulations de chercheurs scientifiques.

La « nécessité historique » des procès de Moscou !

Lukacs justifie les procès de Moscou destinés à diffamer et liquider toute une génération de dirigeants et de militants bolcheviks  et à consolider le climat de terreur alors instauré dans toute l’URSS lorsqu’il évoque « l’aspect négatif des méthodes staliniennes », qui lui inspirent les lignes suivantes : « Je pense aux grands procès dont la légalité m’avait paru douteuse dès le début et qui me paraissaient semblables aux procès contre les Girondins, les Dantonistes, etc. de la grande révolution française, c’est-à dire que je reconnaissais leur nécessité historique sans me préoccuper trop de leur légalité. » Donc, à l’en croire, le socialisme est construit en URSS sous la baguette de Staline ! La bureaucratie parasitaire qui opprime et pille les masses travailleuses en URSS, Lukacs ne connaît pas. Il ne s’est pas aperçu de son existence malgré les privilèges qu’elle accumule et ne tente guère de camoufler les conditions de travail et de logement, les magasins spéciaux, les voitures de fonction, etc.

Pour une fois Staline se trompe

Il a néanmoins découvert « la grande erreur de Staline » : « L’année 1948, écrit-il, est marquée par la victoire de la révolution prolétarienne en Chine. C’est précisément à la suite de cette révolution qu’éclatèrent les contradictions décisives dans la théorie et la pratique du stalinisme. Objectivement, cette victoire signifiait que la période du socialisme dans un seul pays – comme Staline l’avait défendu avec raison contre Trotsky – appartenait définitivement au passé. La naissance des démocraties populaires en Europe centrale avait déjà représenté un passage à la nouvelle réalité. » Et Lukacs célébrant à nouveau son œuvre, salue « Staline, à qui on doit reconnaître le grand mérite d’avoir défendu contre Trotsky le principe léniniste du socialisme dans un seul pays et d’avoir ainsi sauvé le socialisme dans une période de crises intérieures ».

Malheureusement pour le grand philosophe Lukacs et ses admirateurs, Lénine a rejeté le prétendu « socialisme dans un seul pays ». Le 12 mars 1919 Lénine dans son discours au Soviet de Petrograd déclare : « L’affaire de la construction [du socialisme] dépend de la vitesse à laquelle la révolution triomphe dans les pays d’Europe les plus importants. Ce n’est qu’après une telle victoire que nous pouvons sérieusement nous atteler à la construction ». Cette phrase a bien entendu disparu de la 4ème édition des Œuvres complètes de Lénine réalisée sous Joseph Staline sans que, bien entendu encore, Lukacs le remarque.

Un an et demi plus tard, le 6 novembre 1920, Lénine déclare devant le plenum de Moscou du parti : « Nous avons toujours souligné que réaliser une chose comme la révolution socialiste dans un seul pays est impossible. » (Lénine, Stenografitcheski otchot plenarnikh sassedanii MLoskovskogo sovieta, Moscou, 1920, p. 4). Cette phrase est aussi supprimée dans la 4e édition stalinienne des Œuvres complètes de Lénine et ne sera pas rétablie dans la 5ème édition publiée sous Khrouchtchev.

Plus nettement encore peut-être dans son  article « Mieux vaut moins mais mieux », rédigé à la fin de 1922, il affirme : « la situation internationale fait que la Russie est aujourd’hui rejetée en arrière » et la productivité du travail s’est effondrée. Les puissances capitalistes européennes « ont, écrit-il, accompli leurs tâches à moitié. Elles n’ont pas renversé le nouveau régime instauré par la révolution, mais elles ne lui ont pas permis non plus de faire aussitôt un pas en avant. » Certes, ajoute-t-il, « il ne saurait y avoir une ombre de doute quant à l’issue finale de la lutte à l’échelle mondiale », mais il s’inquiète : « saurons-nous tenir avec notre petite et très petite production paysanne, avec le délabrement de notre pays, jusqu’au jour où les pays capitalistes d’Europe occidentale auront achevé leur développement vers le socialisme ? » jour qui ne lui semble pas proche. En attendant il faut, écrit-il, « subsister jusqu’au prochain conflit militaire entre l’Occident impérialiste contre-révolutionnaire et l’Orient révolutionnaire » qui forme la majorité de l’humanité, mais qui doit avoir « le temps de se civiliser ». Dans l’immédiat il faut  tenir. (Lénine. Oeuvres complètes en russe. Tome 53, pp. 125-126). Tenir… c’est encore bien loin de construire le socialisme.

8 mai 1945 : soulèvement national et répression coloniale en Algérie

Philippe Couthon

Le 8 mai 1945, les États bourgeois américain, britannique, français fêtent la défaite de l’Allemagne qui serait la victoire de « la justice et de la liberté ».

C’est la Victoire des Nations Unies et c’est la Victoire de la France ! Dans la joie et la fierté nationale, le peuple français adresse son fraternel salut à ses vaillants alliés qui, comme lui, pour la même cause que lui, ont durement, longuement, prodigué leurs peines, à leurs héroïques armées et aux chefs qui les commandent, à tous ces hommes et à toutes ces femmes qui, dans le monde, ont lutté, pâti, travaillé, pour que l’emportent, à la fin des fins, la justice et la liberté. (Charles de Gaulle, Discours, 8 mai 1945, site du ministère des armées).

Au même moment, la police, l’armée françaises et les colons massacrent des milliers d’Algériens à Sétif et à Guelma.
1936-1938 : le Front populaire maintient l’empire colonial et 
réprime les nationalistes algériens

En 1935, le programme du Front populaire (le bloc des deux partis ouvriers traditionnels, PS-SFIO et PCF, avec des partis bourgeois dont le Parti radical) ne comprend ni les revendications ouvrières (40 heures, congés payés…) ni l’indépendance des colonies. Le FP est pourtant rallié par l’Etoile nord-africaine (ENA), une organisation nationaliste petite-bourgeoise dirigée par Ahmed Messali (dit « Messali Hadj » après son pèlerinage à La Mecque en 1931) à laquelle adhèrent des milliers d’ouvriers venus d’Algérie. En 1934, l’ENA invente le drapeau, aux références religieuses, qui deviendra celui de l’État algérien en 1962. En 1936, Messali va en Algérie. L’ENA s’y implante en recrutant surtout des boutiquiers, des artisans et des employés.

Le programme électoral du PCF de 1936 ne mentionne même pas le droit à l’autodétermination. Les travailleurs d’Indochine et d’Afrique du Nord participent à la grève générale de 1936. Pour contrer l’ENA, le PC français transforme en octobre sa fédération algérienne en Parti communiste algérien (5 000 militants, dont 2 000 Arabes et Kabyles). Ne se prononçant pas pour l’indépendance, le PCA ne pourra jamais rivaliser avec le nationalisme petit bourgeois.

Au gouvernement, le Front populaire refuse d’accorder l’indépendance. Il annonce en octobre 1936 son désir d’octroyer le droit de vote à 21 000 « musulmans évolués » en Algérie.

Nous avons pris en charge certains pays que nous appelons les colonies. Il s’agit de vivre avec ces pays-là en les faisant vivre mieux. Nous avons pour premier devoir d’exciter en eux toutes les forces vitales et des incorporer dans l’ensemble de notre vie nationale. (Marius Moutet, ministre des colonies, cité par Claude Liauziau, Histoire de l’anticolonialisme en France, Pluriel, 2010, p. 341).

Le projet Blum-Viollette est soutenu par le clergé (oulémas de l’AOMA du cheikh Abdelhamid Ben Badis), les représentants assimilationnistes de la bourgeoisie algérienne (Fédération des élus musulmans algériens de Salah Mohamed Bendjelloul) et les staliniens (PCA) réunis dans un bloc pro-impérialiste, le Congrès musulman algérien. Seule l’ENA de Messali s’y oppose. Finalement, le projet du Front populaire et du Congrès musulman n’est pas soumis au vote du Parlement français, afin de ne pas mécontenter les colons. Le 15 décembre 1936, le PS-SFIO et le PCF votent le budget de l’armée coloniale. Le gouvernement Blum dissout en janvier 1937 l’ENA en utilisant la loi contre les « ligues fascistes ».

Le Parti communiste français (PCF) et le Parti communiste algérien (PCA) refusent de condamner clairement les mesures de leur État bourgeois contre  ceux qui menacent l’empire colonial. Les staliniens insinuent que l’ENA est complice du fascisme.

Ceux qui voudraient voir se dresser, aujourd’hui même, les peuples coloniaux dans une lutte violente contre la démocratie française sous prétexte d’indépendance, travaillent, en réalité, à la victoire du fascisme. (Robert Deloche, Cahiers du bolchevisme, 20 mai 1937, dans Jacob Moneta, Le PCF et la question coloniale, Maspero, 1971, p. 128)

LA LUTTE OUVRIÈRE, organe du PARTI OUVRIER INTERNATIONALISTE (SFQI), 5 février 1937

Contre la répression coloniale, seuls protestent le groupe d’opposition du PCF Que faire (dirigé par André Ferrat, un ancien fondateur de la JC qui avait mené campagne contre la guerre du Rif), la Gauche révolutionnaire du PS-SFIO (dirigée par Marceau Pivert), les anarchosyndicalistes de la Révolution prolétarienne (animée par Pierre Monatte) et le Parti ouvrier internationaliste (la section française de la 4 e Internationale).

Messali fonde en mars 1937 le Parti du peuple algérien (1 400 en France, 1 000 en Algérie). Le PPA renonce prudemment à l’indépendance et se contente de « l’autonomie » au sein de la République française.

L’action du Parti du peuple algérien ne sera ni lutte de race, ni lutte de classe… Il travaillera pour l’émancipation totale de l’Algérie, sans pour cela se séparer de la France. (PPA, 10 avril 1937, cité par Jacques Simon, Le PPA, L’Harmattan, 2005, p. 17-18)

Pourtant, le gouvernement Front populaire fait arrêter la direction du PPA le 27 aout 1937. Messali est condamné à deux ans de prison pour « reconstitution de ligue dissoute, provocation des indigènes à des désordres, manifestation contre la souveraineté française ». La Ligue des droits de l’homme, le PS-SFIO et le PCF couvrent la répression coloniale, comme les procès staliniens de Moscou contre les anciens dirigeants du Parti bolchevik.

Si la question décisive du moment, c’est la lutte victorieuse contre le fascisme, l’intérêt des peuples coloniaux est dans leur union avec le peuple de France et non dans une attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme et placer par exemple l’Algérie, la Tunisie et le Maroc sous le joug de Mussolini et d’Hitler… Créer les conditions de cette union libre, confiante et fraternelle des peuples coloniaux avec notre peuple, n’est-ce pas, là encore, travailler à remplir la mission de la France à travers le monde ? (Maurice Thorez, Rapport au congrès du PCF, 25-29 décembre 1937, dans Jacob Moneta, Le PCF et la question coloniale, Maspero, 1971, p. 132)

Nullement remercié par ses maitres capitalistes pour avoir empêché, avec l’aide du PCF et de la CGT réunifiée, la révolution en France et dans ses colonies, Blum est chassé du gouvernement par les partis bourgeois, Parti radical inclus.

De son côté, le PPA devient de plus en plus clérical.

Pour le musulman algérien, la naturalisation constitue, du point de vue religieux, conformément à la lettre et à l’esprit du Coran, une apostasie. (PPA, 17 juin 1939, cité par Jacques Simon, Le PPA, L’Harmattan, 2005, p. 20)

En juillet 1939, le gouvernement Daladier (Parti radical) interdit le PPA. Avec le pacte germano-soviétique d’aout 1939, le PCF redevient, brièvement, anticolonialiste. En septembre, le gouvernement l’interdit aussi.

1940-1942 : l’Algérie au temps du maréchal Pétain

En 1940, plusieurs peuples colonisés d’Afrique et d’Asie constatent que leur oppresseur n’est pas invincible. En mai 1940, les troupes allemandes envahissent les Pays-Bas, la Belgique et la France. Le maréchal Pétain reçoit le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale (à majorité Front populaire) issue des élections d’avril-mai 1936. Il instaure une dictature fasciste. En Algérie, la population européenne se rallie majoritairement au régime de Vichy.

Pour bien des Français d’Afrique du Nord, si la Révolution nationale n’avait pas existé, il eût fallu l’inventer… Nulle part en France ni dans l’Empire on ne vit la propagande du Maréchal s’étaler avec autant d’indécence. (Jacques Soustelle, Envers et contre tout, Laffont, 1947, t. 1, p. 419)

Les représentants de la bourgeoisie arabe Abdelkader Sayah et Ferhat Abbas font allégeance à Pétain. En vain.

Les ouvriers algériens perdent leur emploi en France et rentrent au pays, ce qui accroit la misère, surtout en Kabylie, d’autant que la récolte de 1940 est mauvaise. Le mécontentement des Arabes et des Kabyles s’accroit.

                    Camp d'internement de DJELFA

Le gouvernement français répudie le décret Crémieux de 1870 qui était conçu pour diviser la population indigène entre « musulmans » et « juifs ». Ces derniers pouvaient obtenir la nationalité française, comme un peu plus tard, les colons venus massivement d’Italie et d’Espagne. Par une loi du 7 octobre 1940, le régime fasciste prive les « israélites » de leurs droits politiques. Une loi du 2 juin 1941 les persécute et les spolie. L’État français utilise sur un mode esclavagiste 2 000 réfugiés espagnols pour construire des voies ferrées. De nombreux Juifs sont parqués dans des camps avec les nationalistes et les communistes. Les jeunes Juifs sont majoritaires dans la résistance clandestine qui est chapeauté par le général de Gaulle avec l’aide de l’État colonial britannique et des partis sociaux-impérialistes français (PS-SFIO, PCF).

Malgré l’espoir du régime de Vichy et de l’administration coloniale, les mesures antisémites ne trouvent guère de soutien chez les « musulmans », ni dans le clergé (AOMA), ni chez les représentants de la bourgeoisie algérienne (UPA d’Abbas), ni dans le mouvement nationaliste petit bourgeois à base populaire (PPA, ex-ENA).

Il n’y a aucune allusion antisémite dans les publications en arabe… L’impression générale est l’indifférence vis-à-vis de mesures prises « entre Français » et dont les musulmans estiment n’avoir rien à retirer. (Michel Pierre, Histoire de l’Algérie, Tallandier, 2023, p. 295)

En janvier 1941, une mutinerie de soldats algériens a lieu à Alger. En mars 1941, Messali Hadj est condamné à 16 ans de travaux forcés. En aout 1942, Foucard, le maire pétainiste de Zéralda, fait poser des panneaux « Interdit aux Arabes et aux Juifs » sur la plage. Puis il fait rafler par la police et des colons armés une quarantaine d’ouvriers agricole et de jeunes qui protestent. Ils meurent la nuit suivante, asphyxiés, dans la mairie.

En 1942, l’armée impérialiste allemande envahit l’URSS. Les partis « communistes » abandonnent de nouveau, dans les colonies et les semi-colonies des puissances impérialistes alliées de l’URSS, toute revendication d’indépendance. Cela vaut pour le PCF et le PCA.

1942-1945 : de Gaulle rejette l’indépendance de l’Algérie

Deux fractions de la bourgeoisie française, l’une incarnée par Pétain (à Vichy) qui fait le choix de l’alliance avec l’impérialisme allemand et l’autre représentée par de Gaulle (à Londres) qui fait celui de l’alliance avec les impérialismes britannique et américain, se disputent les colonies françaises. En novembre 1942, les troupes anglo-américaines débarquent en Afrique du Nord et infligent une défaite aux forces armées françaises fidèles à Vichy. Le gouvernement américain joue la carte de l’amiral Darlan puis, après son assassinat par un royaliste français, du général Giraud qui ne change pourtant rien à l’oppression des Juifs, ni évidemment à celle des Arabes et des Kabyles.

Au printemps 1943, l’AOMA, le PPA et l’UPA proposent leurs services aux Alliés en échange de la promesse d’un « État associé à la France ». Abbas publie un manifeste que Messali amende.

La participation, immédiate et effective, des musulmans algériens au gouvernement de leur pays (la formation immédiate d’un gouvernement provisoire issu du peuple), ainsi que cela a été fait par le gouvernement de Sa Majesté britannique et le général Catroux en Syrie et par le gouvernement du Maréchal Pétain et les Allemands en Tunisie. Ce gouvernement pourra seul réaliser aux côtés du général Giraud et des armées anglo-américaines, dans un climat d’unité morale parfaite, la participation du peuple Algérien à la lutte commune. (dans Youcef Beghoul, Le Manifeste du peuple algérien, les Amis du manifeste et de la liberté, Dahlab, 2007, p. 28)

ALGER, 3 novembre 1943, sur fond tricolore, DE GAULLE

entouré de militaires annonce le maintien de l'Empire colonial.

La France veut que les hommes qu’elle chargera de la gouverner aient les moyens de le faire avec assez de force et de continuité pour imposer à tous, au-dedans, la puissance suprême de l’État et poursuivre, au-dehors, des desseins dignes d’elle… complétée par un Empire fidèle et doté de vastes ressources. (Charles de Gaulle, Discours, 3 novembre 1943, site Assemblée nationale)

En novembre 1943, de Gaulle écarte Giraud. Il promet d’accorder les droits politiques à quelques dizaines de milliers de « musulmans ». Il nomme pour gouverner la colonie le général Catroux. Celui-ci rejette le Manifeste du peuple algérien et emprisonne Abbas et Sayah. Le Parti communiste (PCA) est, lui, autorisé. Tous les nationalistes (AOMA, UPA, PPA), fondent en mars 1944 l’Association des amis du manifeste et de la liberté (AML). Ce front se prononce pour une Algérie autonome fédérée à la France. Néanmoins, le PCA, prosterné devant de Gaulle, accuse le PPA de prendre ses ordres chez Hitler.

Le 7 mars 1944, le gouverneur algérien promulgue une ordonnance qui accorde la citoyenneté française à une minorité de notables. Le 15 mars 1944, le programme du Conseil national de la Résistance signé par la SFIO, le PCF et la CGT se tait sur l’indépendance des colonies et se contente de « l’extension des droits politiques, sociaux et économiques de la population indigène et coloniale ». Le général de Gaulle nomme Chataigneau (PS-SFIO) gouverneur général d’Algérie.

8 mai 1945 : le gouvernement MRP-PS-PCF écrase la révolte du Constantinois

Le 23 avril 1945, le gouvernement MRP-SFIO-PCF présidé par le général de Gaulle déporte Messali Hadj au Congo.

Le 1er mai, des manifestations se déroulent dans 18 villes algériennes, parfois accompagnées de heurts avec la police, qui font plusieurs victimes à Oran et à Alger parmi les manifestants. (Michel Pierre, Histoire de l’Algérie, Tallandier, 2023, p. 309)

Le 8 mai 1945, à Sétif, une manifestation organisée par le PPA, avec plusieurs dizaines d’Arabes ayant combattu dans les troupes françaises des Alliés, tourne à l’émeute lorsque la police cherche à enlever un drapeau algérien et les pancartes réclamant la libération de Messali Hadj.

Le 8 mai, le Nord constantinois, délimité par les villes de Bougie, Sétif, Bône et Souk-Ahras et quadrillé par l’armée, s’apprête, à l’appel des AML et du PPA, à célébrer la victoire des Alliés. Les consignes sont claires : rappeler à la France et à ses alliés les revendications nationalistes, et ce par des manifestations pacifiques. De la dénonciation de la misère et de la corruption à la défense de l’islam, tout est mis en œuvre pour mobiliser… A Sétif, la violence commence lorsque les policiers veulent se saisir du drapeau du PPA, devenu depuis le drapeau algérien, et des banderoles réclamant la libération de Messali Hadj et l’indépendance. (Mohammed Harbi, Le Monde diplomatique, 8 mai 2005)

La police tire. En riposte, des Arabes et des Kabyles massacrent aveuglément les Européens, dont des travailleurs, qu’ils rencontrent. La gendarmerie renforce la police.

Le reste du cortège se regroupe et continue sa marche. Un car de gendarmes le coupe en deux. Il arrive enfin au monument aux morts où la gerbe de fleurs est quand même déposée. A ce moment-là, la police et la gendarmerie interviennent. Des rafales sont tirées. Des musulmans tombent. À 11 heures, on dénombre 21 morts. (Redouane Ainad Tabet, Le 8 Mai 1945 en Algérie, OPU-ENAP, 1985, cité par El Watan, 8 mai 2025)

Les villages des alentours, où se réfugient les manifestants, se soulèvent et sont violemment réprimés. Le même enchainement se produit à Guelma et à Kherrata.

À Guelma, les arrestations et l’action des milices déclenchent les évènements, incitant à la vengeance contre les colons des environs. Les civils européens et la police se livrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. (Mohammed Harbi, Le Monde diplomatique, 8 mai 2005)

À Kherrata, le 8 mai, près de 10 000 personnes se rassemblent pacifiquement. Le lendemain, l’armée française tire sur la population de la ville et des villages avoisinants.

15 MAI 1945, 
Prisonniers aux mains de l'armée de la République française.

La répression militaire a donné lieu à tous les abus : tirs à vue sur tout groupement d’indigènes, assassinats sans sommation ni interrogatoire, meurtres de prisonniers, viols, pillages, incendies. Un navire de guerre est mis à contribution pour pilonner les mechtas proches des zones côtières. À la canonnière de la marine de guerre s’ajoutent les bombardements aériens. Les avions mitraillent à basse altitude, lâchent des roquettes. Un avion bombarde en rase-motte la colonne de campagnards sortant de Collo après la manifestation. En même temps, la troupe déclenchait des opérations de répression ou de nettoyage (sic) qui allaient faire le vide dans les douars. (Redouane Ainad Tabet, cité par El Watan, 8 mai 2025)

Le 14 mai, le gouvernement PS-PCF-MRP interdit l’AML et arrête ses chefs : Abbas (UPA), Saadane (UPA), Brahimi (AOMA). La répression dure jusqu’au 24.

Les statistiques illustrent qu’il n’y a pas de symétrie entre un État colon et un peuple opprimé. Alors que les émeutes font 102 morts parmi les Européens, 15 000 à 45 000 Kabyles et Arabes sont massacrés entre mai et juin 1945.

La position scandaleuse des deux partis sociaux-impérialistes

La représentation politique de la bourgeoisie arabe et le clergé musulman se démarquent du PPA. Ils créent en 1946 l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA).

En Algérie, après la dissolution des AML le 14 mai, les autonomistes et les oulémas accusent le PPA d’avoir joué les apprentis sorciers et mettent fin à l’union du camp nationaliste. Les activistes du PPA imposent à leurs dirigeants la création d’une organisation paramilitaire à l’échelle nationale. Le 1er novembre 1954, on les retrouvera à la tête d’un Front de libération nationale (FLN). La guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945. (Mohammed Harbi, Le Monde diplomatique, 8 mai 2005)

Partout, les colons armés (dont des membres du PS-SFIO et du PCA) participent aux exactions.

Des socialistes et des communistes participent aux milices de civils enrôlées dans la répression aveugle. (Claude Liauziau, Histoire de l’anticolonialisme en France, Pluriel, 2010, p. 377)

Le PCF et le PS sont au gouvernement français… et y restent.

Le 10 mai, une délégation du PCF et du PCA se rendit chez le gouverneur général pour lui désigner du doigt les responsables : le PPA et les Amis du manifeste. La délégation « s’est entretenue des provocations des agents hitlériens du PPA et d’autres agents camouflés dans des organisations qui se prétendent démocratiques » dit le compte rendu de l’audience tel que le publia le quotidien Alger Républicain, le 12 mai 1945. Les délégués avaient réclamé « le châtiment rapide et impitoyable des provocateurs ». (Grégoire Madjarian, La Question coloniale et la politique du Parti communiste français, Maspero, 1977, p. 106-107)

Cela atteste de la convergence à partir de 1933 du stalinisme et du réformisme de type travailliste ou sociale-démocrate, la justesse de l’orientation des communistes révolutionnaires vers la construction de la 4e Internationale.

Le caractère contrerévolutionnaire du stalinisme dans l’arène internationale est définitivement établi. (Lev Trotsky, « Leçon d’Espagne », 17 décembre 1937, Œuvres, ILT, t. 15, p. 388)

Dans la politique pratique, l’IC est à la droite de la 2e Internationale. (Lev Trotsky, « L’article de Staline », 9 mars 1938, Œuvres, ILT, t. 16, p. 292)

L’histoire dément tous ceux qui croient que le stalinisme reste de nature différente de la social-démocratie d’après 1914.

Ce qu’il faut, c’est punir comme ils le méritent les meneurs hitlériens ayant participé aux évènements du 8 mai et les chefs pseudo-nationalistes qui ont essayé de tromper les masses musulmanes, faisant aussi le jeu des 100 seigneurs dans leur tentative de rupture entre les populations algériennes et le peuple de France. (« Le fascisme organise ouvertement la guerre civile », L’Humanité, 19 mai 1945, p. 2, site BNF)

L’ouverture des archives du PCF aux historiens le confirme.

Nous devons être très attentifs, vigilants, les évènements si graves d’Algérie, je n’insiste pas, c’est une provocation politique.  (Maurice Thorez, Intervention au comité central du PCF, 18 mai 1945, cité par Alain Ruscio, « Les communistes et les massacres du Constantinois », Vingtième Siècle n° 97, 2007)

Il faut bien se souvenir que les chefs du PPA font partie de la même bande qui étaient des hitlériens. Eh bien, c’est les mêmes types. Ce Messali est une fripouille de la petite espèce. Ce sont ces gens qui sont des provocateurs auxquels il est permis d’organiser le mouvement, en général, ce sont des mouchards de la police.  (André Marty, Intervention au comité central du PCF, 18 mai 1945, cité par Alain Ruscio)

Les communistes révolutionnaires sauvent l’honneur du mouvement ouvrier

L’abjection sociale-impérialiste du PS et du PCF laisse les mains libres à la bourgeoisie et à la petite bourgeoisie arabe du MLTD (ex-PPA) de plus en plus islamiste et anti-Kabyle puis du FLN (scission guérillériste du MLTD) qui va mener la lutte nationale à sa manière, nationaliste et cléricale, avant de confisquer le pouvoir aux masses et faire de l’Algérie un capitalisme dominé.

LA LUTTE DES CLASSES, 21 mai 1945
LA VÉRITÉ tître le 24 novembre 1945 : INDEPENDANCE DES COLONIES

En France, seuls la Révolution prolétarienne, le Parti communiste internationaliste (section française de la 4e Internationale) et un petit groupe qui se réclame aussi du trotskysme (UCI de Barta) dénoncent le colonialisme et se prononcent pour le droit à l’indépendance de l’Algérie.

Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La répression de la révolte d’Algérie a les mêmes caractéristiques que la destruction par les SS du ghetto de Varsovie. (PCI, La Vérité, 25 juillet 1945)

Si les travailleurs français ne veulent pas apparaitre aux yeux des masses nord-africaines comme les soutiens des entreprises coloniales du capitalisme, ils doivent rejeter cette politique et reconnaitre sans conditions le droit à l’indépendance totale des peuples arabes de l’Afrique du Nord. (UCI, La Lutte de classes, 21 mai 1945)

QUATRIÈME INTERNATIONALE, Septembre 1945

(le SWP ne figure pas dans la liste à cause d'une loi américaine.)

À l’échelle internationale, seule la 4e Internationale défend inconditionnellement l’indépendance des colonies de tous les empires coloniaux.

Au peuple algérien, ont répondu les massacres. On l’a vu à l’occasion des prétendues « fêtes de la victoire » le 8 mai 1945, lorsque le peuple descendit dans la rue à Sétif, Guelma… La répression qui s’ensuivit fut d’une sauvagerie indescriptible… C’est seulement en donnant de multiples preuves de sa volonté inébranlable d’aider l’indépendance de l’Algérie que le prolétariat et son avant-garde pourront retrouver le chemin du front unique avec les peuples coloniaux, indispensable au renversement de la bourgeoisie française. (QI,Quatrième Internationale, juillet 1945)

 

 

La grève générale de 1924-1925 à Douarnenez menée par les Penn Sardin

Pierre Montag

 

Il y a cent ans, à Douarnenez, en Cornouaille, éclate la grève des Penn Sardin (« tête de sardine ») qui paralyse l’économie locale pendant six semaines. Nombre de ces « belles friteuses » sont mariées à des marins pêcheurs, ceux-là même qui ramènent au port la matière première des usines. Pendant six semaines, elles affrontent des patrons des conserveries, pour la plupart nantais. Autrement dit, par l’action collective, elles secouent l’ordre capitaliste et l’emprise de l’Église catholique tout en invalidant le nationalisme breton qui prétend que le peuple de l’ancien duché de Bretagne est un, « na ru na gwenn, Breizhad hepken », ni rouge ni blanc, Breton seulement.

De la manufacture du pressage à la fabrique de la conserve

A l'extrémité Ouest de la Bretagne, au Sud de la presqu'île de Crozon, Douarnenez et sa baie

La pêche, la transformation et le commerce de la sardine à Douarnenez démarrent à la période gallo-romaine, la salaison était alors la seule méthode pour conserver le poisson lors du transport.

Depuis le 17e siècle et l’innovation de la sardine pressée, Douarnenez connait un essor économique. Le port compte en 1832 150 ateliers de presse, occupant 600 ouvrières et 281 chaloupes dont 54 seulement appartiennent à des marins pêcheurs, le reste étant la propriété des négociants-armateurs. Les ouvrières sont alors payées au mille de sardines pressées tandis que les marins acceptent de vendre leurs poissons au prix fixé par les négociants.

PRESSE DE LA SARDINE A CAMARET SUR MER, 
DESCRIPTION HISTORIQUE TOPOGRAPHIQUE ET NATURELLE DE LANCIENNE ARMORIQUE-1756

Le procédé de conservation des aliments inventé en 1795 par le confiseur Nicolas Appert (l’appertisation, d’abord dans des bocaux en verre puis dans des boites en fer-blanc) permet le commerce des aliments sur de grandes distances. Le capitaliste Nantais Joseph Colin en développe l’industrie sur la côte bretonne. Lorient voit sa première usine de conserves s’installer en 1825. Bien que la sardine pressée fasse de la résistance à Douarnenez, elle finit par être supplantée en 1853 par la boite de fer-blanc. La ville compte 30 usines en 1880 sur les 59 du département.

Les usines absorbent toute l’activité et divisent le travail des exploitées.

Au métier de la presse, succède une industrie aux multiples fonctions. Le travail se parcellise. Au sommet de la hiérarchie, les contremaitresses. Sur elles reposent la bonne marche de l’entreprise, la qualité du travail et le rendement. Puis viennent les étêteuses-emboiteuses-sécheuses, les saleuses, les cuiseuses, les charoyeuses ou manœuvres qui apportent la sardine ; et enfin les femmes de bouillotte qui ont pour tâche de surveiller le temps d’ébullition, de vérifier les boites de sardines puis de les essuyer. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 30)

La baie de Douarnenez devient ainsi un centre industriel et attire aussi des appétits étrangers. Ainsi la rogue de morue, ces œufs de poisson ou plus précisément des gonades pleines d’ovules, utilisés comme appât pour pêcher la sardine est vendue principalement par la Norvège et la Suède depuis le 17e siècle. Cela vaut à Douarnenez d’avoir un consulat de ces deux États.

Dans l’entre-deux-guerres, sur les 160 usines de sardines que compte le pays, 132 sont concentrées en Bretagne, avec Douarnenez comme capitale. La plupart des patrons possèdent plusieurs usines sur la côte, ce qui leur permet d’honorer les commandes même en cas de blocage dans l’une d’elles. Le capitaliste nantais Maurice Amieux, possède 14 usines sur la côte bretonne et vendéenne mais aussi à Nantes, Paris ou Périgueux. René Béziers, président du Syndicats des industriels de Douarnenez, en possède avec son frère 11 dont 6 dans le seul Finistère, Saupiquet, nantais lui aussi, en possède 10 en Bretagne et en Vendée.

Il faut ajouter à ce tableau les deux usines fabricant les boites de conserve, Ramp que l’on nomme la Méta possédée en partie par la famille Chancerelle, et l’usine Carnaud, dont le siège est à Basse-Indre en région nantaise.

La prolétarisation des anciens paysans ou pêcheurs indépendants

Au sein des capitalistes, les patrons des fabriques diminuent la part de la survaleur accaparée par les négociants-armateurs. Ils créent un marché et encouragent la multiplication de l’offre. Les petits patrons pêcheurs disposant de leur bateau passent ainsi de 191 en 1865 à 552 une décennie plus tard. En 1904, alors que le port atteint son record de 900 chaloupes, presque toutes appartiennent à un patron pêcheur. Celui-ci prélève sur le montant des ventes de quoi entretenir l’embarcation, le matériel et les appâts qui restent sa propriété. Le reste est divisé à part égale entre chaque marin, patron compris (le mousse ne touchant qu’une demi-part). C’est aux femmes des ouvriers que revient la tâche de ramender et tanner les filets.

Dans l’industrie elle-même, les métiers sont genrés. Les hommes sont manœuvres, mécaniciens ou soudeurs alors que les femmes sont huileuses, friteuses, emboîteuses, saleuses, sertisseuses, bouilloteuses, serveuses, repasseuses, monteuses, bordeuses, emballeuses, caoutchouteuses… Celles qui travaillent à la biscuiterie ou à la filature Béléguic ont plus de chance, elles rentrent chez elles sans sentir ni le poisson ni la friture mais la filature emploie principalement les femmes et les filles de patrons pêcheurs car ce sont eux qui achètent le plus de filets.

Les ouvrières des sardineries embauchent quand les bateaux rentrent au port et travaillent jusqu’à ce que l’entièreté de la cargaison achetée par l’usinier soit mise en boites, jusqu’à 72 heures d’affilée.

La période d’activité qui dépasse les bornes du travail nécessaire coute du travail à l’ouvrière, une dépense de force mais ne forme aucune valeur pour elle. Elle forme une survaleur qui a pour le capitaliste tous les charmes. (Karl Marx, Le Capital, I, 1867, ES poche, p. 162)

La nécessité d’habiter près du port, les marins pour pouvoir transporter les lourds filets jusqu’aux embarcations, les femmes pour pouvoir aller et revenir de l’usine, force les familles à s’entasser dans des logements d’une seule pièce. Ce type de logement représente encore 48 % du parc en 1954. Il en résulte que les femmes restent confinées dans le logement insalubre pour les tâches domestiques tandis que les hommes se retrouvent dans des lieux de socialisation comme les cafés.

Dans le même temps, les riches font construire de grandes demeures sur les hauteurs dominant la baie.

L’appropriation du littoral par le capital

La baie est transfigurée, les capitalistes achetant au cours du 19e siècle pour rien des terrains sur la côte. Surtout dans les années 1870 lorsqu’ils apprennent que la Compagnie d’Orléans allait y faire venir le train. Les capitalistes principalement nantais, s’appropriant ainsi des terres « sans propriétaire ».

Négociants, armateurs et notables, à qui l’argent et la notoriété donnaient quelques privilèges, élevèrent des clôtures pour privatiser ces terres. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 22)

Cette privatisation des espaces publics touche également les plages que les ouvriers ont la mauvaise habitude de fréquenter les jours fériés. En 1871, un arrêté municipal interdit la baignade à la plage de Pironic sans port d’un costume de bain complet, costume trop onéreux pour les familles de sardinières. Les riches s’arrogeant ainsi celle qu’ils renomment Plage des Dames, alors que les enfants de marins et d’ouvrières sont relégués à Pors Cad. Avec le développement en parallèle du tourisme aisé dans la baie, c’est à Tréboul que s’implanteront les hôtels accueillant bourgeois, notables et artistes, car disposant de plages de sable fin et surtout se situant loin des usines et de leurs odeurs.

Tout cela modifie la composition sociale de la population. En 1880, la ville compte 3 000 ouvrières, entre 1 500 et 2 000 ferblantiers et 500 autres ouvriers.

Comme partout à cette époque, la bourgeoisie se veut paternaliste et hygiéniste face à un prolétariat ignare et irresponsable, Louis Béléguic, propriétaire de la filature du même nom finance l’Abri du marin un lieu de jeux et de formation, situé dans le port du Rosmeur, pour les retirer des cafés où ils ont leurs habitudes. Malgré cette apparente « bienveillance », la ségrégation entre les prolétaires et les capitalistes est totale : la langue, les habits, les quartiers, les places dans l’église, les écoles différentes ou les cours de récréation séparées, marquent la distinction de classe. Les patrons marient leur progéniture entre eux.

Le clergé est main dans la main avec les usiniers pour que les subalternes restent à leur place. Il leur interdit même de danser ! Quiconque tient une salle où les deux sexes bougent ensemble au son de la musique est menacé d’excommunication et ses enfants privés de baptême.

Une exploitation féroce dans le cadre de la 3e République

L’économie locale étant dépendante de la mer, le calendrier de la ville est rythmé par les saisons de pêche. De fin juin à début novembre, c’est la sardine de rogue, le petit maquereau de ligne et le thon. Suivis de la sardine de dérive, puis entre le 10 décembre et le 8 février le sprat. Enfin, avant la fermeture de l’usine, on la lave s’ensuit le chômage durant 2 mois jusqu’à l’arrivée du gros maquereau.

Le patronat local a obtenu une dérogation à la loi de 1919 qui fixe à huit heures la journée de travail. En contrepartie, les patrons de sardinières se sont engagés à ne pas faire travailler les ouvrières plus de 72 heures par semaine, promesse évidemment non tenue. Aucune heure supplémentaire n’est comptabilisée. Les heures de nuit ne sont pas non plus payées davantage alors même que le travail de nuit des femmes est interdit à cette époque. Les heures passées à attendre les grands paniers chargés à raz de poisson sont simplement perdues.

Pour compléter ce tableau, nous devons ajouter que les heures de nuit ne sont payées que 0,80 F, comme celles de jour et que le temps passé à l’usine à attendre l’arrivée du poisson, la fin du salage, du séchage (si le poisson est séché au soleil), ou le refroidissement du poisson après cuisson n’est pas payé. (Emmanuel Allot, La Révolution prolétarienne n° 1, janvier 1925, p. 15)

La loi interdit le travail des enfants de moins de douze ans. Pourtant, les sardinières commencent souvent à 10 ans, voire à 8 pour aider leurs parents. Les garçons ne sont pas mieux lotis, eux aussi embarquent en tant que mousse avant l’âge légal.

La législation existe, mais elle est contournée par la misère. Par les patrons aussi, qui préfèrent se battre pour la coiffe que pour le certificat d’études. (Anne-Denes Martin, Les ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 39)

En effet, le patronat exige le port de cette coiffe dans les usines, ce qui vaut aux sardinières et par extension aux habitantes de la baie le nom de Penn Sardin.

Le patron s’appuie sur les contremaitresses pour s’assurer du travail des sardinières. Elles n’hésitent pas à les battre. Elles vérifient les heures d’embauche, elles distribuent les jetons que les ouvrières échangent ensuite contre l’argent. Les jetons censés représentés les heures travaillées sont diminués au bon vouloir des contremaitresses jugeant la qualité du travail de la journée.

Jetant aux orties la division des pouvoirs d’ailleurs si prônée par la bourgeoisie et le système représentatif dont elle raffole, le capitaliste formule en législateur privé et d’après son bon plaisir son pouvoir autocratique sur ses bras dans son code de fabrique… Ici, le fouet du conducteur d’esclaves est remplacé par le livre de punitions de la contremaitresse. Toutes ces punitions se résolvent naturellement en amendes et en retenues sur le salaire. (Kar Marx, Le Capital, I, 1867, ES poche, p. 301-302)

Autres lieutenantes des capitalistes, les commises ont la charge de négocier l’achat du poisson aux pêcheurs, tentant d’emporter l’enchère au meilleur prix. Si les unes comme les autres sont souvent issues de la même classe que les sardinières, elles sont les défenseuses zélées des intérêts du patron et pour cela sont les seules à être payées au mois. Cette hiérarchie à la tête de laquelle se trouvent des hommes, le directeur et le propriétaire, permet souvent à ceux-ci d’imposer un droit de cuissage aux nouvelles employées.

Les ouvrières sont réparties selon leur âge : aux jeunes filles peu expérimentées (jusqu’à seize ans) incombe une partie de la logistique ; aux anciennes plus fatiguées (parfois jusqu’à quatre-vingts ans) le nettoyage des boites qui peut être fait assise.

Pour cela, elles touchent 80 centimes de l’heure, quand le kilo de sucre est à 3 francs, celui de pâtes à 4 et celui du beurre à 15 Les capitalistes accumulent grâce à l’or bleu qu’elles mettent en boitent pendant qu’elles et leurs familles se nourrissent pour moitié de pain et coupent leur café à la chicorée. Souvent la honte d’acheter des denrées pour « 4 sous » (20 centimes) pousse les parents à envoyer les enfants aux commissions. En guise de récompense, ceux-ci sont autorisés à s’acheter de la poussière de gâteau (des déchets de la biscuiterie).

Les autres communes de la région ne sont pas mieux loties, à Audierne, Penmarch ou au Guilvinec par exemple, les ouvrières ne touchent que 0,70 F de l’heure. Les manœuvres touchent 1,30 F de l’heure à Douarnenez contre tout juste 1 F à d’autres endroits comme à Audierne.

Pour supporter ce travail harassant, les sardinières chantent. Cela leur est autorisé par les usiniers qui en comprennent l’utilité pour tenir la cadence mais surveillent toutefois la teneur des chansons entonnées. Les chants de revendication notamment sont prohibés pour la plupart, les contrevenantes sont renvoyées. L’un des plus connus, Saluez riches heureux,  exaspèrent particulièrement les patrons qu’il interpelle.

Saluez, riches heureux

Ces pauvres en haillons

Saluez, ce sont eux

Qui gagnent vos millions

Ces chorales impressionnantes sont réputées et attirent les badauds.

Les promeneurs du soir poussent volontiers jusqu’au port pour écouter ces chorales et applaudir à l’occasion une ronde improvisée dans la cour d’une usine, à l’heure de la coupure, pour évacuer les fatigues. (Anne Crignon, Une belle grève de femmes, Libertalia, 2023, p. 45)

La place des ouvrières dans la société

Dans leur misère, les Penn Sardin conservent cependant le gout des belles choses et s’habillent de trésors choyés le dimanche, ce qui insupporte les petites bourgeoises et les bourgeoises autant que leurs époux qui raillent les prétentions de ces travailleuses qui se rendent à la messe « sapées comme des duchesses ».

Ce gout de la toilette porte ombrage aux épouses de notables qui se sentent menacées dans leur privilège d’élégance. Quant aux usiniers, ils y voient un prétexte pour ne pas augmenter les salaires. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 71)

Avec l’absence des maris partis en mer, les corvées domestiques pèsent exclusivement sur les femmes. Mais souvent les femmes centralisent les revenus du couple et contrôlent les dépenses du mari sous forme d’argent de poche.

Quand mon père ramenait l’argent à la maison, il le donnait à ma mère. Ma mère le mettait dans l’armoire. Quand il avait besoin de quelque chose, il demandait. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 113)

Elles recueillent aussi l’argent des enfants tant que ceux-ci vivent sous le même toit. Les femmes de la baie ont aussi un droit de regard sur les achats professionnels, le matériel et même l’achat d’un bateau. Et ce n’est pas tout, puisqu’elles maitrisent mieux le français, elles gèrent les relations avec les administrations, les banquiers, les vendeurs ou les quirataires. Les quirataires financent les navires en échange de parts (quirats), sont souvent des commerçants locaux au premier lieu desquels les patronnes des cafés qui savent qu’en plus de ce que leur rapportera leur part, les marins dépenseront chez elles une partie de la leur.

L’autorité des femmes et leur capacité à tout assumer développent une certaine immaturité chez les hommes : Les docteurs, les banquiers disaient qu’ils préféraient avoir affaire aux femmes parce que les hommes étaient inexistants. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 123)

Malgré l’école primaire et le service militaire, les marins n’utilisent entre eux qu’un des dialectes bretons de la Cornouaille (dans l’est de la Bretagne, on ne parle pas « breton », mais « gallo »). Par contre, leurs épouses sont généralement bilingues car elles mobilisent fréquemment le français appris à l’école.

Ce fut pour moi tout une révélation, la première fois qu’il me fut donné de pénétrer chez ces praticiennes de la mer. La bonne grâce de leur accueil, leur langage si correct, si choisi qu’on l’eut dit emprunté à une page de Bossuet. (Paul Mével, médecin, cité dans Une belle grève de femmes, Libertalia, 2023, p. 37)

Autre particularisme, après le mariage, les Penn Sardin conservent bien souvent leur nom de naissance, nom sous lequel elles sont ensuite enterrées.

Toutefois, cette relative autorité tranche avec leur place sociale dans la société capitaliste. Les sardinières sont en bas de l’échelle car, si elles subissent la même exploitation que les ouvriers, elles sont moins payées. Juridiquement, comme pour toutes les femmes de France, le statut de mineure que leur confère l’État français les soumet en droit civil aux hommes et les prive de tout droit politique. Selon la coutume bretonne patriarcale et cléricale, les veuves, nombreuses chez les femmes de marins, doivent respecter deux ans de deuil en noir et porter la coiffe de deuil jusqu’à la mort, même remariées.

Interactions et solidarités

Toutefois la ressource est fluctuante et les crises sont nombreuses : 1886, 1906, 1907… Certaines sardinières vont alors faire des saisons dans les usines plus au Sud, jusqu’à Saint-Jean-de-Luz. Les patrons pêcheurs tentent pour certains de se diversifier, notamment dans le thon.

La première guerre mondiale ralentit l’activité du port car beaucoup de marins sont envoyés au front. Un grand nombre n’en reviendra pas. Un des bouchers de l’état-major avoue : « Ce que j’en ai consommé, de Bretons ! » (général Nivelle, 1917). Le brassage des conscrits avec d’autres ouvriers sous l’uniforme, les voyages des sardinières suivant le poisson sur la côte atlantique élargissent l’horizon du prolétariat breton, desserre l’emprise de l’Église catholique.

Des facteurs extérieurs, la guerre et les mouvements de populations qu’elle entraine, précipitent l’évolution des mentalités. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 175)

Face à cela, la solidarité est grande chez ces opprimés qui laissent leurs portes ouvertes pour que le passant puisse s’abriter des aléas du ciel breton. Lorsqu’une mère est contrainte de laisser son bébé chez elle pour se rendre à l’usine, les voisines viennent en entendant les pleurs. Même chose chez les marins-pêcheurs, les malades continuent de percevoir leurs parts. Et lorsque qu’une épouse se retrouve veuve, une demi-part lui est versée pour les filets qu’elle continue d’entretenir.

Cette solidarité imprègne toute la vie. En dehors des usiniers et des notables, personne dans la cité n’est appelé « Monsieur » ou « Madame », mais « tonton » ou « tante ». Ainsi les plus jeunes appellent-ils leurs aînés(es), sans qu’il y ait le moindre signe de parenté ; pas seulement les voisins, les amis, mais toutes les personnes que l’on rencontre et que l’on connait. Une famille aux dimensions d’une ville ! (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 107)

Les luttes ouvrières en Bretagne

Avec la transformation capitaliste, la classe ouvrière commence à s’organiser et lutter. Au départ, entre syndicat de métier conservateur et syndicalisme-révolutionnaire ; après la première guerre mondiale, entre mainmise de l’Église catholique et influence du jeune Parti communiste-section française de l’Internationale communiste.

En 1895, 1896 et 1902, les soudeurs de Douarnenez se mettent en grève contre les sertisseuses mécaniques qui les remplacent dans les usines. Un syndicat de métier masculin est mis sur pied en 1896 qui obtient le renvoi des femmes qui faisaient le même travail pour 0,60 F les 100 boites, soit 1 F de moins, au lieu d’exiger le même salaire pour tous.

Les ouvriers des forges d’Hennebont, produisant du fer-blanc pour les conserveries, font grève en 1903 pour une augmentation de salaire qu’ils obtiennent au bout de 41 jours. En 1904, à Lorient, sous impulsion anarchiste, les ouvriers du bâtiment font grève, victorieusement, pour limiter le temps de travail à 10 heures et augmenter les salaires. Peu après, à Brest, des employés des tramways, des ouvriers boulangers, des plâtriers et des dockers se mobilisent. En janvier-février 1905, ils déclenchent la grève générale à Brest.

En 1905, une grève explose chez les ouvriers du bâtiment de Douardenez. La même année, les sardinières de la ville revendiquent la fin de la paye au millier de sardines et le salaire à l’heure. Pour l’occasion, le syndicat des ouvrières sardinières de Douarnenez est monté.

Vous pensez bien quand on payait les gens au mille ! Du temps de ma mère, on leur donnait ce qu’on voulait. Tandis qu’après c’était à l’heure, ce n’était plus pareil. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 139)

Ces luttes contribuent à l’image de ville rouge de Douarnenez. L’Église fonde, pour contrer l’effet de la grève de 1905, une organisation jaune, le Syndicat professionnel des filles d’usines de Douarnenez et de Tréboul. Le syndicat des ouvrières disparait rapidement car les ouvrières qui s’y sont investies sont frappées d’anathème, les patrons préférant les pratiquantes aux syndicalistes.

À Fougères, le syndicat révolutionnaire des ouvriers de la chaussure déclenche 1906-1907 une grève générale pour une augmentation de salaire contre le syndicat jaune. L’augmentation est loin de la revendication mais le syndicat majoritaire est reconnu par les autorités et le patronat local. Le socialiste réformiste Jaurès vient sur place. En mars 1907, les dockers et ouvriers-charbonniers nantais se mettent en grève dans l’objectif d’obtenir de meilleures conditions de travail et une augmentation des salaires avec l’aide de la CGT syndicaliste-révolutionnaire qui vient de naitre.

Douarnenez et la création du PC-SFIC

Les travailleurs avancés se tournent encore à la fin du 19e siècle vers un mouvement politique bourgeois, le Parti radical, avant de se reconnaitre dans le Parti socialiste (PS-SFIO) qui se cantonne aux élections et à l’activité parlementaire sous la direction du réformiste et patriote Jaurès. Pencalet (PR) est maire de Douarnenez de 1906 à 1909. En 1912, un capitaliste, Le Guillou de Penanros, est élu. En 1914, la direction de la CGT et le PS-SFIO soutiennent la guerre de leur bourgeoisie impérialiste. En 1919, Le Goic (PS-SFIO) est élu maire de Douarnenez.

À cause de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe, la majorité du PS rejoint en décembre 1920 l’Internationale communiste (IC) et devient le Parti communiste-SFIC. Une minorité réformiste incarnée par Blum s’y oppose et garde le nom de PS-SFIO. 17 des 26 conseillers municipaux socialistes élus à Douarnenez en 1919 rallient le jeune parti communiste. En 1921, Le Floch (PC-SFIC) devient maire de la ville. Ce n’est pas une première dans la région puisque la première mairie à basculer après le congrès de Tours est Huelgoat, elle aussi dans le Finistère dont le maire Jacques-Louis Lallouët élu en 1919 sur une liste SFIO rallie la SFIC dès 1920.

La bureaucratie réformiste de la CGT de Léon Jouhaux exclut les révolutionnaires (communistes, anarchistes) qui fondent la CGTU en 1921. En octobre 1924, c’est toujours un candidat du PC-SFIC qui est élu maire à Douarnenez, Daniel Le Flanchec, suite au décès de son prédécesseur. Le PC-SFIC attire des syndicalistes révolutionnaires qui étaient hostiles à l’opportunisme du PS-SFIO (Alfred Rosmer, Pierre Monatte, Gaston Monmousseau, Pierre Semard….).

Mais l’Internationale communiste est caporalisée par Zinoviev à partir de 1923 en lien avec l’écartement de Trotsky en URSS par Zinoviev et Staline. Zinoviev place Albert Treint à la tête du PC-SFIC. De 1923 à 1925, la ligne de l’IC (et donc du PC-SFIC) est gauchiste (l’heure serait à l’offensive, le PS-SFIO serait discrédité, l’État serait dans un processus de « fascisation »).

Le parti se comporta dans toutes ses actions de 1924-1925 comme s’il avait à exploiter la faillite d’un régime et se trouvait engagé dans un processus de crise révolutionnaire. (Jederman, La Bolchevisation du PCF, Maspero, 1971, p. 85-86)

Treint et Suzanne Girault accusent de « trotskysme » Souvarine, Delagarde, Monatte et Rosmer et les chassent du PC. Monatte régresse dans le syndicalisme-révolutionnaire et fonde le mensuel La Révolution prolétarienne.

L’explosion de 1924

En mai 1924, le PC progresse aux élections législatives (25 députés) qui sont gagnées par le Cartel des gauches du Parti radical (PR) et du PS-SFIO. Comme le Parti communiste est encore hostile à ce moment-là aux alliances avec la bourgeoisie, le Parti socialiste n’ose pas rejoindre le gouvernement Herriot (PR).

Fin octobre 1924, des grèves épisodiques émaillent le port breton : les mécaniciens de l’usine Ramp obtiennent 0,10 F de plus de l’heure puis les manœuvres de l’usine Roussel réclament une paie horaire de 1,50 F. Le 21 novembre à l’usine Carnaud, les 100 ouvrières et les 40 manœuvres se heurtent au refus du contremaitre de recevoir leurs revendications, ils souhaitant que les salaires soient portés à 1 F de l’heure pour les premières, 1,50 F pour les seconds. Suite à la réponse négative du directeur Griffon, les délégués se rendent à la mairie quérir Le Flanchec, lequel se déplace à son tour auprès du directeur en réclamant 1,75 F pour les manœuvres et 1,25 F pour les ouvrières, sans plus de succès. L’ensemble du personnel quitte alors l’usine, la situation est d’autant plus explosive que quelques jours avant, 3 ouvrières avaient été renvoyées de l’usine Béziers pour un débrayage improvisé. Rapidement, la grève s’étend aux sardineries.

Les sardinières ayant connu le conflit de 1905 se montrent les plus intransigeantes en 1924.

Les jeunes pleines d’entrain, ardentes et enjouées. Les vieilles, fortes de l’expérience d’une ancienne grève, ne redoutant rien, cuirassées par leur longue vie de privations. Les femmes d’âge mûr, plus prudentes, plus réservées, moins hardies, soucieuses des petits dont elles ont encore la charge. Mais toutes décidées à tenir pour vaincre. (Lucie Colliard, Une belle grève de Femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 8)

Le maire Le Flanchec met à disposition des grévistes les salles de la cantine scolaire des hospices pour les soupes populaires. À partir de là, les ouvrières vont propager la grève d’usine en usine en manifestant au chant de L’Internationale, ralliant à elles la biscuiterie et la seconde usine métallurgique, Ramp. Les grévistes partent quotidiennement en cortège dans la ville, s’arrêtant devant chaque usine en chantant.

Le 24 novembre, les mécaniciens rejoignent la grève, réclamant de passer de 2 F ou 2,30 F de l’heure à 2,50 ou 2,75. Le 26, après avoir demandé 1,25 F à leur patron, ce sont les ouvrières de la filature Béléguic qui rejoignent la grève. Puis le même jour, les mécaniciens de garage cessent le travail. Toutes les usines sont désormais en grève, un total de 3 000 grévistes. Le drapeau rouge du syndicat de 1905 est ressorti. Dès le début, les ouvrières vont chercher le soutien du maire, Le Flanchec. Celui-ci et Ambroise Bazin, secrétaire de la section PC-SFIC de Douarnenez renforcés par Marie Le Bosc, déléguée CGTU de la manufacture des tabacs de Nantes arrivée dès le samedi 22.

La grève générale et le comité de grève

Le PC-SFIC et la CGTU prennent la direction du mouvement et envoient des cadres sur place, parmi lesquels Charles Tillion, alors à l’union régionale de la CGTU, et Lucie Colliard, membre de la commission féminine nationale de la CGTU. Ils sont rejoints par Maurice Simonin, délégué de la fédération de l’alimentation, Racamond, du bureau confédéral et Henriet, député PC-SFIC de la Seine.

Ils mettent en place un comité de grève qui s’installe à l’hôtel de ville. il organise des soupes populaires et une crèche. L’organisation des ouvrières permet d’harmoniser les revendications, souvent contradictoires d’une usine à l’autre, ce qui laisse planer le danger qu’un accord séparé soit signé dans l’une d’elles. Lucie Colliard pousse les sardinières à réclamer n’ont pas 1 mais 1,25 F de l’heure, soit 5 sous d’augmentation. Cette doléance va devenir l’hymne de la grève, Pemp real a vo ! (5 sous ce sera).

Au début de la grève, le manque d’organisation syndicale se fait sentir ; il y a un peu de flottement. Tout le monde n’est pas d’accord sur les revendications. Puis le mouvement se discipline. Avec l’aide des camarades Lucie Colliard, Simonin, délégués de la CGTU, et Tillon, de l’Union régionale, un Comité de grève s’organise et le cahier de revendications est établi. (Emmanuel Allot, La Révolution prolétarienne n° 1, janvier 1925, p. 17)

Usines de conserves
Tarif actuel Tarif demandé Surtravail actuel Tarif demandé
Sertisseurs (prix de l’heure) 1,45 1,90
Manœuvres (prix de l’heure) 1,30 1,75
Femmes sardinières (prix de l’heure) 0,80 1,25
Fabrication de boites vides
Femmes (prix de l’heure) 0,70 1,20
Montage (prix du mille) 3,10 4,50
Boites de pois (prix du mille) 5,00 6,50
Bordeuses (prix du mille) 1,60 2,25
le mille au-dessus de 8 000
Caoutchouteuses (prix de l’heure) 0,80 1,25 0,30 0,60
Presses (prix de l’heure) 0,85 1,30 0,30 0,60
Répareuses (prix de l’heure) 0,95 1,35
Mousses (prix de l’heure) 0,60 0,75

 

Le comité de grève fixe aussi les conditions de pêche aux marins afin de ne pas nuire à la lutte.

Le comité de grève autorise les pêcheurs à prendre la mer pour l’approvisionnement de la population en poisson frais et la vente aux mareyeurs qui n’ont pas d’usines de conserves. Ils devront à leur débarquement, faire une part de pêche qui sera répartie par les soins du comité aux grévistes et aux cantines… Le comité de grève décide qu’en aucun cas l’approvisionnement des maisons dont le personnel est en grève ne pourra avoir lieu, quel que soit l’endroit où se trouvent leurs usines. (Le Temps, 27 décembre 1924)

Le 26 novembre, pour tenter de mettre fin à la grève générale, le juge de paix, Paul Le Falchier, convoque une réunion de conciliation. Le patronat (Béziers, Ramp, Griffon…) refuse.

La commission patronale des usines métallurgiques et des fabricants de conserves dont les intérêts sont connexes, s’est réunie afin de donner une réponse précise et irrévocable à vos diverses convocations. Notre commission considère, et nul ne l’ignore, que la grève actuelle est plutôt communiste et révolutionnaire qu’économique. (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 2 décembre 1924)

Le patronat menace aussi sur l’illégalité de la grève en cours, puisqu’un accord signé en 1920 suite à une autre grève avait acté l’obligation pour les grèves futures de n’être déclenché qu’après que tout le stock de poissons ait été travaillé, or il reste au lancement du mouvement de 1924, 123 000 boites de poisson abandonnées dans 8 usines pour une valeur de 200 000 F selon les usiniers.

Ils réclament l’intervention de la police armée pour faire respecter la « liberté du travail », ce à quoi le préfet n’est pas favorable. Toutefois ce dernier dépêche des renforts pour assurer les propriétés de ces messieurs et intimider les grévistes.

(Des gendarmes arrivés dans la nuit et cantonnés à Ploaré assurent la garde des usines et patrouillent, sous la direction de leur capitaine. M. Dominici, commissaire spécial de Quimper, veille personnellement à la marche des évènements, parfaitement secondé par notre sympathique commissaire, M. Coquet. (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 26 novembre 1924)

Les capitalistes concernés se réunissent à Quimper dans le luxueux hôtel de l’Épée et tablent sur la reprise de la pêche le 3 janvier pour que les marins pêcheurs fassent pression sur leurs femmes afin que leurs cargaisons ne restent pas sur leurs bras. Le patronat prépare de plus un plan de secours en cas de victoire des sardinières, baisser le prix d’achat du poisson à leurs maris.

Mais la grève s’étend également aux marins pêcheurs, le 27 novembre, seuls 4 bateaux prennent la mer après avoir donné la garantie que le poisson ne serait pas vendu à Douarnenez.

Déjà dans la matinée, la grosse masse des bateaux n’avait pas pris la mer. Quatre barques seulement à la pointe du jour, avaient gagné les lieux de pêche ; mais il était bien entendu qu’elles ne débarqueraient pas leur poisson à Douarnenez. (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 26 novembre 1924)

De leur côté, les ouvrières se rendent chaque matin à la mairie, se répartissent les tâches, propagent la grève aux bourgs voisins, récoltent des denrées pour les distributions, préparent la cantine, manifestent, perçoivent les cotisations syndicales (beaucoup de grévistes se syndiquant à la CGTU), surveillent les usines et notamment la marchandise produite et que le patronat souhaiterait récupérer. Et cette surveillance se relève d’autant plus importante lorsque le 4 décembre, un convoi accompagné de la gendarmerie tente de récupérer des caisses de conserves de l’usine Lozachmeur. Après la sortie de deux convois, les grévistes font capoter le troisième malgré la charge des gendarmes.

Le grand capital est inflexible

Le capitaliste Béziers explique dans le quotidien bourgeois national Le Temps que Douarnenez est dorénavant « aux mains des soviets », et dépose plainte contre le maire qui aboutira le 5 décembre à sa suspension pour un mois par le ministre de l’intérieur Camille Chautemps (Parti radical). La presse bourgeoise et le clergé catholique lancent des rumeurs sur la dépravation des ouvrières bretonnes. L’Aurore syndicale, organe des syndicats jaunes, parle d’« orgies répétées et répugnantes ».

Si la propagande bourgeoise tape à chaque coup sur les communistes, c’est parce que le PS-SFIO feint l’impuissance.

Nous luttons avec des armes émoussées hélas. Que pouvons-nous ? Nous ne sommes que des gens de bonne volonté ayant contre nous l’alliance patronale et cléricale. (Michel Lebars, maire PS-SFIO d’Audierne, Paris-Soir, 12 décembre 1924)

Le 15 décembre, trois déléguées sardinières (dame Morvan, Anna Julien et Alexia Poquet) se rendent aux négociations convoquées par le ministre du travail Justin Godart (Parti radical), ainsi que deux ouvriers Vigouroux et Jéquel. Ils sont accompagnés de Lucie Colliard et Maurice Simonin. Côté usinier, Béziers, Marlière sont accompagnés du responsable de l’Usine Chancerelle, Ollivier-Henry.

Contrairement au gros usiniers, les patrons tirant profit d’une seule usine sont plus en difficulté, ne pouvant comme les premiers honorer les commandes en les reportant hors Douarnenez. Juste avant l’entrevue, Quéro, patronne d’une unique usine, cède et octroie une partie des revendications, 1 F de l’heure, majoration de 50 % des heures supplémentaires (au-delà de 10 h) comme pour les heures de nuit, pas de représailles envers les grévistes, autorisation du syndicat.

Le patronat finance des briseurs de grève

Le patronat refuse cependant de céder la moindre miette, mais met à profit ce voyage dans la capitale pour se rendre rue Bonaparte dans les locaux de l’Union générale des syndicats réformistes, regroupant les syndicats jaunes du pays. L’un en particulier, le Syndicat libre, affilié au Comité des forges, propose des services de briseurs de grève. Il est dirigé par Léon Raynier qui est également à la tête de l’Aurore syndicale.

Raynier se déplace en personne, accompagné de quatre nervis, ils commencent à distribuer leur torchon calomniant, les responsables PC-SFIC et CGTU ainsi que le maire Le Flanchec. Peu inspirés, ils expliquent chercher du travail dans la région, alors même qu’il s’agit de la saison morte pour l’industrie sardinière. Certains avoueront plus tard percevoir 100 F par jour pour leurs basses œuvres.

Pendant ce temps la grève se poursuit, les manifestations et réunions continuent de se tenir et de nouvelles cantines sont ouvertes. Des fonds sont levés notamment par le PC-SFIC et par le maire durant sa suspension, des vêtements sont collectés dans toute la France pour les enfants, de quoi passer les fêtes, les collectes dans les communes alentour font toujours le plein, de Douarnenez à Concarneau, les travailleurs de la mer comme de la terre sont solidaires des Penn Sardin, 500 repas sont ainsi distribués chaque jour.

Peu avant le nouvel an, les briseurs de grève installés à l’Hôtel de France, reçoivent des renforts de Paris. Dans l’après-midi du 1er janvier 1925, dans un café, quatre d’entre eux manifestement éméchés sortent leurs armes et tirent vers l’entourage de Le Flanchec, celui-ci est touché à la gorge, son neveu, Martial Quigner, marin à la tête et trois autres marins (Marc Stéphan, Jean Garrec, Vincent Cloarec) sont blessés plus légèrement. La nouvelle se repent comme une trainée de poudre, « Lazhet eo bet Flanchec ganto ! » (Ils ont tué Flanchec).

Alors que les responsables PC-SFIC/CGTU appellent au calme, les grévistes se rendent à l’Hôtel de France et en lapident la façade. Raynier et d’autres sont exfiltrés par les gendarmes, le directeur de l’usine Pennamen, présent ce soir-là, s’enfuit par les toits. L’hôtel est saccagé, des marins se jettent sur les chevaux des brigades montées et la foule arrose les autres de pavés. Les ouvrières et les marins bloquent la ville et l’on entonne la Jeune garde.

À Douarnenez, le sang ouvrier a été versé par une équipe de briseurs de grève, embauché par le patronat de là-bas. Le hasard seul a fait qu’il n’y ait pas eu de morts à déplorer. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne n° 1, janvier 1925, p. 7)

Dans les jours qui suivent, patronat et gouvernement Cartel des gauches s’appliquent à minimiser l’affaire. Le télégramme du correspondant de L’Humanité est même bloqué.

Voilà donc un télégramme qui est resté douze heures en souffrance, retenu au central à la suite d’instructions ministérielles. Le gouvernement voulait que seul son communiqué officiel passe dans les journaux d’hier matin. (L’Humanité, 3 janvier 1925)

Le patronat finit par céder

De leur côté, les capitalistes de la conserve approchent le préfet pour étouffer l’affaire en échange de négociations. Celles-ci ont lieu le 5 janvier 1925. Devant le juge de paix, le patronat accepte une augmentation du salaire horaire mais refuse de majorer les heures supplémentaires ou de nuit à 50 %, n’en proposant que 25. Déterminées à ne pas brader le combat qu’elles ont mené jusque-là, les déléguées quittent les négociations. L’enquête sur les évènements du 1er janvier se poursuivant malgré tout, les usiniers sont pris la main dans le sac.

La coopérative des marins pêcheurs respecte les directives du comité de grève et vend les cargaisons loin de Douarnenez et une partie est donnée aux soupes populaires nourrissant les familles en grève. Finalement, le 6 janvier, les capitalistes cèdent sur presque toutes les revendications : l’application de la journée de 8 heures, le paiement des heures d’attente, la majoration des heures de nuit et des heures supplémentaires, l’interdiction des sanctions pour faits de grève ou d’action syndicale.

Toutefois, le salaire horaire est à hauteur de 1 F de l’heure pour les sardinières, au-dessous de la revendication du comité de grève (1,25 F). Après 47 jours de grève, les sardinières ces filles incultes et baragouineuses vainquent l’implacable patronat. Béziers laisse à d’autres le soin d’officialiser la défaite, c’est Marlière, Ramp et Ollivier-Henry qui signent à la mairie l’accord. 21 des 23 usines sont concernées par l’accord, la veuve Quéro ayant déjà signé avec le Comité le 22 décembre et les ouvrières de Belleguic ayant repris le travail le 2 janvier. Le lendemain, les ouvrières mettent leurs habits du dimanche non pas pour la messe mais pour célébrer leur victoire avant la reprise du travail le 8 janvier. Une dernière fois, 5 000 personnes se réunissent sous les halles, encore davantage partent en cortège dans la ville, avant qu’un bal ait lieu dans la soirée.

Justice bourgeoise et blocage des salaires

Dans les années qui suivent, ces acquis seront élargis à d’autres commune, Guilvinec, Concarneau, Lesconil…

Côté judiciaire, malgré les preuves, Béziers et Marlière jouissent d’un non-lieu dans l’affaire de la fusillade du 1er janvier, alors que les chèques perçus par Raynier et signés de la main du trésorier du syndicat des patrons de sardineries sont présentés au procès. Ce qui fait exulter la presse bourgeoise.

L’instruction a révélé que ces deux industriels très honorablement connus n’avaient joué aucun rôle dans la bagarre qui fut provoquée par des repris de justice dans le débit de « l’Aurore ». (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 29 juillet 1925)

Concernant Raynier et ses nervis, le jury de Quimper (qui ne comprend pas un seul ouvrier) estime qu’ils n’ont pas eu la volonté de donner la mort à Le Flanchec.

En mai 1925, à la faveur des élections municipales, le PC-SFIC donne pour consigne d’inclure des femmes sur les listes candidates, profitant d’un vide juridique sur leur présence alors même qu’elles sont privées du droit de vote. À Douarnenez, la liste de Le Flanchec comprend Joséphine Pencalet, une seule femme alors que la ville comporte plus de 2 000 ouvrières. Placée en quatrième position, cette sardinière a participé à la grève de 1924. Comme pour les autres, son élection est d’abord suspendue par arrêté préfectoral avant d’être invalidée en novembre sur décision du conseil d’État.

L’Église tente de réagir à l’influence communiste en terre réputée catholique, l’abbé Le Goff arrivé comme vicaire en 1923, fondera dans les années 1930 une section de la Jeunesse ouvrière chrétienne. Le patronat va geler les salaires durant des années, ce qui aura pour effet de grignoter peu à peu les gains de 1925.

Les limites de la grève

Que le conflit se solde par une victoire tient à la combattivité des ouvrières. Les poursuites judiciaires pour meurtre contre le patronat ont joué en faveur des grévistes. Peu relèvent que la stratégie de la direction du PC-SFIC consistait à restreindre la grève à la seule baie de Douarnenez alors que les principaux patrons disposaient d’usines sur toute la côte atlantique et que les ouvrières de celles-ci partageaient le même sort que leurs camarades de Douarnenez.

Il est clair que si une seule de ces usines se trouve en grève et que les autres continuent le travail, la résistance de ces patrons sera facile. D’où le besoin de travailleur à organiser les ouvrières de la conserve sur toute la côte. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne, n° 4, avril 1925)

La fédération CGTU de l’alimentation ne fera de la propagande dans les autres usines qu’une fois le conflit de Douarnenez terminé. Autre erreur relevée par Monatte, les stocks de poissons, dormant dans les usines, récupérés par le patronat durant le conflit (255 tonnes). Cela aurait pu être évité, si la CGTU avait organisé la solidarité ouvrière par la grève chez les camionneurs et les cheminots, pour refuser le transport de ces marchandises, ce qui aurait diminué la résistance du patronat. Monatte accuse également Cachin (vieux dirigeant chauvin du PS-SFIO mis en avant par Zinoviev, Boukharine et Staline) et les députés PC-SFIC d’avoir fourni un masque d’ami des ouvriers au Parti radical alors que, dans le même temps, le gouvernement Herriot du PR suspendait le maire et envoyait la troupe.

Pour les communistes, la solidarité aux grévistes, c’était à la classe ouvrière seule de l’assurer. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne, n° 4, avril 1925)

Il est également très critique sur la qualification de fascisme au sujet de la fusillade du 1er janvier. Terme, il est vrai, employé à la légère par le PC-SFIC sans qu’il agisse en accord avec cette qualification.

On a voulu voir un attentat fasciste. Comme si les patrons avaient attendu le fascisme pour soudoyer des briseurs de grève et pour armer des assassins de militants ouvriers… Si c’est un attentat fasciste, qui s’est produit le 1er janvier à Douarnenez, je ne comprends pas que Henriet n’ait pas été mis en accusation par le parti communiste pour avoir détourné la colère des grévistes. Depuis des mois on nous raconte qu’au premier attentat fasciste caractérisé une riposte décisive se produira : pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule ; et quand l’attentat se produit quand toute une population est prête à exercer sa vengeance on l’en détourne. (Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne, n° 4, avril 1925)

Monatte explique ainsi que si les grévistes ont cherché immédiatement le soutien de la mairie c’est uniquement car elles ne disposaient d’aucun syndicat et cela a propulsé le PC-SFIC et ses envoyés sur place à la tête du mouvement, limitant fortement l’auto-organisation et l’expérience de lutte chez les ouvriers de Douarnenez. Pour Monatte, si la lutte s’est déroulée empiriquement ainsi dans le port breton, il ne doit pas être monté en modèle sous peine d’amoindrir la possibilité pour la classe ouvrière de prendre conscience d’elle-même.

Le rôle des femmes dans la lutte

Cette grève de femmes a longtemps été minimisée par les historiens bourgeois, se basant d’abord sur les déclarations publiques et les coupures de presse. Tout a été fait à l’époque, pour diminuer le rôle des ouvrières dans le conflit, chacun craignant le ridicule, à commencer par le préfet qui envoyait à l’État central des câbles mentionnant un mouvement dirigé par des ouvriers. Le déroulé des évènements du 21 novembre est lui aussi travesti, les ouvrières sont décrites comme ayant suivi les manœuvres dans leurs revendications et sont systématiquement placées en second dans les récits.

Vendredi, à 13 heures, les manœuvres de l’usine Carnaud, occupés à la fabrication des boîtes métalliques, se sont présentés à leur directeur Jean Griffon, pour lui demander une augmentation de salaire. […] En même temps, les ouvrières du même établissement, rétribuées à raison de 0,80 F de l’heure ont sollicité de leur patron un salaire de 1 F de l’heure (La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 24 novembre 1924)

Le patronat, conscient que la plus grande part du profit qu’ils réalise à Douarnenez se fait sur le dos des sardinières a essayé de jouer les hommes contre les femmes. Il accepte mi-décembre le 1,50 F réclamé par les manœuvres mais refuse d’augmenter les ouvrières de plus de 0,10 F de l’heure. Il menace aussi de baisser le prix du poisson afin que les marins pêcheurs fassent pression sur leurs femmes, en vain.

Toutefois, s’il s’agit bien d’une grève ouvrière menée par des femmes, et non une grève de revendications féminines. Comme le montre l’inégalité des traitements dénoncée par Lucie Colliard, les femmes touchent systématiquement moins que les hommes.

Ce n’est pas 1,25 F que nous devrions demander pour les femmes mais 1,75 F comme pour les hommes ». (Lucie Colliard, Une belle grève de femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 19)

Le comité de grève lui-même n’est pas exempt de tout reproche puisque si les femmes constituaient 73 % des grévistes, elles n’eurent droit qu’à 6 places sur les 15 dans la direction du mouvement.

Une partie du comité de grève et des soutiens. Premier rang de gauche à droite : Etienne Jequel, Anna Julien, Le Cossec, maire durant la destitution de Daniel, Daniel Le Flanchec, Alexia Poquet, Charré (des jeunesses communistes). Deuxième rang : Charles Tillon, Simonin, Lucie Colliard, Boville, Mme Le Flanchec, Faure-Brac. Troisième rang : Bordennec, Renoult (de L’Humanité), Garchery, Mme Morvan, Gauthier, Jean Join, Mme Julien

Colliard insiste aussi sur le rôle des femmes dans l’affrontement avec les gendarmes au soir de l’attentat des briseurs de grève, loin des historiens pour qui cela a été l’œuvre des seuls hommes.

Ah ! la vieille balançoire bourgeoise de la femme ange du foyer, comme elle était loin cette nuit-là ! (Lucie Colliard, Une belle grève de femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 22)

Aucune revendication n’a concerné les conditions de travail spécifiques aux femmes.

Vous avez encore bien des revendications à poser, surtout vous, les femmes : il n’y a pas d’hygiène dans vos usines, vous n’avez pas de vestiaires propres pour vos vêlements ; il n’y a ni crèches ni garderies pour vos petits, ni chambres d’allaitement. (Lucie Colliard, Une belle grève de Femmes : Douarnenez, Librairie de L’Humanité, 1925, p. 25)

À la sortie du conflit, 900 d’entre elles ont leur carte syndicale, obligeant parfois leurs maris à prendre leur part dans le travail domestique.

Moi, je me rappelle, j’avais cinq ans, j’allais par la main avec mon père. C’est qu’il y avait de grandes manifestations ! Il y avait du monde ! J’allais avec mon père par la main aux meetings. Ma mère, il fallait qu’elle aille aux réunions, elle était déléguée. Alors mon père faisait à manger. (Anne-Denes Martin, Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994, p. 169)

 

 

 

 

APPEL AUX LECTEURS DU SITE

La rédaction du site cahiersdumouvementouvrier.org s’adresse à vous afin que celles et ceux qui le souhaitent puissent participer à son maintien en ligne.
En effet, même si le site est modeste dans son organisation, et si son hébergeur (spécialisé dans les petites structures, dont des associations), a des tarifs peu élevés, cela a un coût. Celui de l’indépendance et de l’absence de toute publicité ! Auquel il faut ajouter le coût de la sécurité et des sauvegardes (en cas de piratage) !


Pourquoi maintenir ce site en ligne ?

La manipulation de l’Histoire n’est pas nouvelle, mais depuis quelques décennies elle s’acharne sur l’histoire du mouvement ouvrier : (1) et (2)

Les Cahiers depuis le début combattent les falsifications historiques, lesquelles sont de plus en plus actuelles car elles débouchent de plus en plus sur le présent.
Les déclarations guerrières mettant en avant « honneur national » et « droit des peuples » ne sont pas sans évoquer un passé que l’on aurait pu croire révolu. Les archives des Cahiers numérisés, et des articles parus sur le site peuvent contribuer à prendre du recul : (3), (4) et (5)

La rubrique sur l’Ukraine (6) dans les Points d’Histoire, notamment la page « et pendant ce temps en Russie » (7), apportent un éclairage sur la guerre en cours.

Articles sur l’UE et l’évolution de la social-démocratie …
Ex : en 83, Delors (père de l’UE) ministre de Mitterrand, catholique social, a prélevé d’autorité une partie des fonds des livrets A épargne populaire, l’a rendu plus tard, mais pas ou peu d’infos…

Des pages du site ajoutent des données complémentaires et apportent d’autres éclairages : « Falsifications et perles » (8), « Notes de lecture » (9), « Documents » (10), certains rares ou inédits par exemple celui sur Vichinsky (11), « Conférences » (12), et la « Bibliothèque (numérisée) du mouvement ouvrier », régulièrement mise à jour, et qu’un lecteur met à notre disposition (13)

Nous vous annonçons des parutions en cours et prochaines, sur :

– quelques pages du dernier livre de Jean-Jacques Marie « Mutins du goulag et du quotidien », qui paraîtra prochainement

– Les affaires et la guerre

– La réalité de l’Union européenne : son premier objectif est la privatisation massive et donc la liquidation des services publics

 

Or les moyens de diffusion de toute forme d’informations « officieuses » ont implosé :

  • La presse, des chaînes de radio et de télévision sous contrôle

sur youtube : (14) et (15)

  • Les médias d’information qui « font l’opinion » « dépendent, pour la plupart, d’intérêts industriels ou financiers, ou de l’État » (Le Monde Diplomatique et Acrimed publient et actualisent régulièrement une carte « Médias français, qui possède quoi ?», d’où sont extraits les exemples suivants :

Bernard Arnault, par sa participation à LVMH contrôle en partie Match, et le groupe Les Echos (soit Le Parisien, Radio Classique, Mieux vivre votre argent, La lettre de l’expansion, Les Echos, Les Echos week-end, mais aussi Le Parisien, Le Parisien week-end, Historia et Radio classique) !

Le groupe Dassault possède à 100% Le Figaro, le Figaro Magazine, Gala et Le Particulier…

  • Les maisons d’édition sont de moins en moins indépendantes :

« 90 % de la production éditoriale française est aux mains d’une poignée de grandes fortunes plus ou moins liées à des intérêts industriels ou financiers » (Le Monde Diplomatique, avril 2025). L’achat par Vincent Bolloré de l’empire Hachette en 2023 a suscité une large prise de conscience. Ce 3ème éditeur mondial possède notamment Larousse, Hatier, Fayard, Grasset, Calmann-Lévy, Stock, Dunod, Hachette jeunesse, Armand Colin… Quant à Daniel Kretinsky l’achat d’Editis lui permet de contrôler le 2ème groupe français qui compte 55 maisons d’éditions différentes dont les éditions Robert Laffont, Bordas, Nathan, Perrin, Plon, Pocket, Belfond, Julliard, La Découverte

  • Les réseaux sociaux : on découvre chaque jour à quel point il est difficile de vérifier leur contenu, trop souvent fantaisiste, voire imaginaire

 

  • Quant à l’intelligence artificielle, comme pour tous les nouveaux progrès techniques, son usage peut être au service du meilleur, mais aussi du pire. Tout dépend, comme pour la presse, de ceux qui la manient, voire la manipulent. D’autre part, elle est nourrie par l’appropriation par les GAFAM de tous les savoirs humains. Malgré cet énorme hold-up, une impasse se profile. Comment continuer à l’alimenter si ce n’est par « des données synthétiques » qu’elle a elle-même élaborées…

 

Face à cette marée, nous pensons que le site cahiersdumouvementouvrier.org a un rôle (certes modeste) à jouer. Il nous paraît nécessaire de maintenir en ligne les articles, documents… que l’on peut y lire ainsi que l’intégralité de la version numérisée des 85 Cahiers papier (et le 86 en ligne) qui l’ont précédé.

La rédaction des Cahiers fait donc appel à vous afin de pouvoir prolonger l’accès au site. Tout versement sera le bienvenu … On dit que « les petits ruisseaux font les grandes rivières », et ensemble nous pouvons assurer le maintien du site en ligne pour plusieurs années…

Ci-dessous le RIB du compte des Cahiers sur lequel l’hébergeur fait les prélèvements. Il est aussi possible d’adresser un chèque à l’ordre des Cahiers du mouvement ouvrier à l’adresse qui est mentionnée sur le RIB.

 

D’autre part, pour celles et ceux qui ne l’auraient pas consulté récemment, le bandeau du site a été allégé, et la page « Paru récemment sur le site » rendue plus lisible.

 

Nous remercions celles et ceux qui contribueront à maintenir ce site en ligne, et celles et ceux qui le font connaître autour d’eux.

RIB des CMO

Notes :

1 https://cahiersdumouvementouvrier.org/les-cahiers/pourquoi-les-cahiers-du-mouvement-ouvrier-en-1998/

2 https://cahiersdumouvementouvrier.org/a-propos-des-cahiers/du-bon-usage-des-archives/

3 https://cahiersdumouvementouvrier.org/themes/premiere-guerre-mondiale/

4 https://cahiersdumouvementouvrier.org/themes/seconde-guerre-mondiale/

5 https://cahiersdumouvementouvrier.org/vendus-contre-des-obus/

6 https://cahiersdumouvementouvrier.org/ukraine/

7 https://cahiersdumouvementouvrier.org/et-pendant-ce-temps-en-russie/

8 https://cahiersdumouvementouvrier.org/falsifications-et-perles/

9 https://cahiersdumouvementouvrier.org/notes-de-lecture-4/

10, https://cahiersdumouvementouvrier.org/documents-2/

11 https://cahiersdumouvementouvrier.org/un-inedit-de-vychinski-juger-un-accuse-et-en-general-le-condamner-a-mort-en-une-minute/

12 https://cahiersdumouvementouvrier.org/conferences/

13 https://cahiersdumouvementouvrier.org/bibliotheque-du-mouvement-ouvrier/

14 https://cahiersdumouvementouvrier.org/telefilm-russe-sur-trotsky/

15 https://cahiersdumouvementouvrier.org/au-fil-des-semaines/netflix-trotsky/

 

MUTINS DU GOULAG ET DU QUOTIDIEN (extraits)

de Jean-Jacques Marie

(à paraître prochainement)

CHAPITRE UN : Le camp frère jumeau du monde extérieur.

« Le camp reproduit l’Etat en modèle réduit », selon l’ancien gardien de camp Serguei Dovlatov, qui trouve « une similitude frappante entre l’univers carcéral et la vie ordinaire » (1). Le vieil agent soviétique Cyrille Henkine note, pour expliquer les aspects pénibles de l’existence quotidienne en URSS, « la proximité constante du mode de vie des camps » (2). Faisant allusion au système policier de surveillance et de délation présent dans les deux univers, le dissident Andrei Amalrik, fort de ses trente-quatre mois d’exil en Sibérie et à Kolyma, de vingt-quatre mois de prison et de dix-huit mois de camp, affirme :          « au camp les rapports sont simplifiés, dépouillés, ils sont à la fois plus visibles et plus dangereux » (3).
Longtemps détenue à Kolyma, comme Varlam Chalamov, Evguenia Guinzbourg va encore plus loin :      « les gens qui ont vécu l’époque stalinienne sans être jetés en prison, écrit-elle, nous disent parfois qu’ils ont souffert plus que nous. Dans une certaine mesure c’est vrai » (4). Tatiana Ossipova, dans La résistance au goulag, souligne : « il est même difficile de dire où on respirait plus facilement, en liberté ou dans les prisons et les colonies. A n’importe quel moment chaque individu pouvait être arrêté, condamné ou même fusillé tout en n’ayant commis aucune faute » (5).
Nicolas Werth et Gaél Moullec semblent définir le fondement de la parenté entre les deux quand ils soulignent « la fonction productive du camp » et affirment : « Dans le système stalinien la fonction économique du camp est primordiale. Il assure, outre les fonctions répressives, la construction d’infrastructures vitales (ou jugées comme telles (…) ainsi que l’extraction de minerais stratégiques utilisés à des fins militaires. » Ils nuancent pourtant in fine leur propos : « Néanmoins…la rentabilité du camp demeure un problème permanent (…) ; mal nourri, mal soigné, maltraité, le prisonnier n’est physiquement pas apte au travail. Les coûts sont faibles, la productivité l’est aussi » (6).
C’est ce que confirme Lev Kopelev, officier de l’Armée rouge, condamné en 1945 à dix ans de camp à l’Ounjlag pour avoir soutenu en 1929 l’opposition de gauche trotskyste. Il cite les propos d’un spécialiste des forêts détenu depuis 1937 : « en règle générale, lui dit ce dernier, les ouvriers des chantiers d’abattage se trouvant dans le même secteur que le camp avaient la vie plus dure que les détenus, que les prisonniers de guerre et que les femmes requises pour le travail ».
« En revanche, ajoute-t-il, le prix de revient du bois, au camp, était le plus élevé. Environ trois ou quatre fois plus que les exploitations forestières « libres » et deux fois plus élevé environ que chez les prisonniers de guerre. » (7) Pourquoi ? Parce que dans les exploitations les frais sont constitués par « la production et des poussières ». Tandis qu’au camp, « pour cent trimards qui vont en forêt à l’abattage, il y en a au moins autant de planqués qui restent dans la zone et encore plus de malades et d’invalides. Sans compter la surveillance, les officiers, (…). Et avec ça les truquages, une tâche et demie sur le papier, ça ne fait jamais qu’une demi-tâche sur le chantier. Jamais des travailleurs libres n’oseraient faire ça. Bref, au prix que revient le bois d’œuvre, ici, on aurait intérêt à le faire venir du Canada »(8), malgré le coût du transport maritime…
Comment expliquer que les gouvernants qui s’aperçoivent nécessairement du décalage béant entre les relevés officiels et les résultats réels l’acceptent-ils ? Parce que le goulag a comme première fonction non pas de produire des marchandises mais d’apeurer la population laborieuse destinée, pour une bonne partie d’entre elle, à y passer un jour.
Et puis, seconde raison, vu la sourde résistance permanente que le travailleur libre oppose à ses conditions de travail et de rémunération, la différence dans les résultats de son travail et ceux de l’activité de son collègue involontaire du goulag est souvent minime. Cette similitude peut même s’exprimer par la collaboration politique des uns et des autres contre le régime.

Chapitre XX. « L’opposition de deux forces dans la société ne peut durer indéfiniment. »       (Pravda 29 juillet 1989)

Dans les trois premiers mois de l’année 1989, onze grèves éclatent dans les mines de plusieurs régions du pays. Les mineurs demandent une augmentation de leurs salaires et la fixation du dimanche comme congé pour tous, alors qu’ils travaillent souvent un dimanche sur deux, voire deux sur trois dans le Donbass en Ukraine. Le syndicat officiel d’Etat, simple courroie de transmission du gouvernement, ne soutient évidemment pas leurs revendications. Ses dirigeants appartiennent à la « nomenklatura » du secrétariat du Comité central…c’est à-dire sont nommés ou validés par ce dernier. Pas question qu’ils soient élus par des délégués élus des syndiqués. Partout les grévistes se heurtent à un refus des directions et les grèves, isolées, s’interrompent d’abord sans résultat.
Mais ce n’est que le premier moment d’un puissant mouvement qui se cherche. Le 12 juillet 1989, 77 mineurs de l’équipe de nuit de Mejdouretchensk dans le Kouzbass, remontant de leur puits, annoncent leur décision d’arrêter le travail. Ils sont rejoints par les 180 mineurs de l’équipe du matin. Le lendemain les grévistes tiennent un meeting devant le siège du comité régional du PCUS et exigent la démission du soviet de la ville qui refuse de soutenir leurs revendications. Ils défient ainsi l’appareil du pouvoir.
Le soir même, ils envoient des délégations aux quatre mines voisines, dont les mineurs se joignent à leur mouvement qui, le mardi matin, rassemble près de 12.000 mineurs. Ils élisent un comité de grève, qui organise des milices ouvrières chargées de défendre la grève et de faire régner l’ordre ouvrier dans les localités.
Le refus répété des autorités de satisfaire leurs revendications pousse les grévistes à élargir leur mouvement. Les collectifs de mineurs de Novokouznetsk, Prokopievsk, Ossinnikov et Leninsk-Kouznetsk décident la grève, vite suivie par la majorité des mineurs des puits de la région. Ils constituent des milices ouvrières et des comités de grève, avec qui les cheminots de Mejdouretchensk, puis de Prokopievsk proposent d’examiner les conditions d’une action interprofessionnelle. Le 16 juillet, de l’aveu même de la Pravda, la grève embrase tout le bassin du Kouznetsk et rassemble près de 80.000 mineurs. La grève politise les travailleurs. Selon La Pravda du 17 juillet, « sur les places des villes minières les meetings durent des journées entières. On y discute mot à mot des revendications des mineurs et,» précise la Pravda, « pas seulement elles ». Donc, la protestation s’élargit.
Les comités de grève locaux réunis ensemble ce même jour forment un comité de grève unifié chargé d’élaborer, sur la base des cahiers rédigés par chaque comité, le cahier complet des revendications. Devant l’obstination gouvernementale à refuser de les satisfaire, la grève s’étend à d‘autres mines et à d’autres secteurs dans le Donbass. Dans le Kouzbass, plus de 160 mines, centrales électriques et usines diverses sont en grève. Le gouvernement refusant toujours de satisfaire les revendications, la grève emporte chaque jour de nouveaux puits de mines en Ukraine, puis au Karaganda, à Rostov sur le Don, et à Vorkouta.
Le mouvement dresse ainsi la masse des mineurs face au gouvernement. Selon Gorbatchev, « ce fut peut-être la plus rude épreuve des quatre années de perestroïka » (9). La grève rassemble au bout de deux semaines près de 500.000 mineurs déterminés. Gorbatchev cite dans ses Mémoires la mise en demeure brutale qui conclut la déclaration du comité de grève d’Inta et de Vorkouta : « Le moment est venu où l’on ne peut plus remettre, même d’une seule seconde, la réponse à toutes nos demandes »(10).
Le 24, le président du conseil reçoit les représentants des comités de grève régionaux. Le 26, le président du syndicat officiel des mineurs, Chalaiev, veut s’asseoir aux côtés des délégués des grévistes, qui le renvoient sèchement aux côtés des ministres. Chalaiev se soumet sans mot dire. Le président du comité de grève de Kemerovo, dans une interview aux Nouvelles de Moscou, explique : « Le Conseil central des syndicats fait partie du système étatique (…), il n’est qu’un échelon supérieur du pouvoir qui nous commande. Voilà pourquoi nous avons présenté nos revendications au camarade Chalaiev comme aux autres représentants du pouvoir (…)  Il faut créer des syndicats nouveaux sur le plan des principes ».
La caste dirigeante comprend que là est le danger principal : si les mineurs s’organisent par eux-mêmes en créant leurs syndicats indépendants, dont les responsables sont élus par eux, toute la classe ouvrière soviétique risque de s’engouffrer dans la brèche. D’ailleurs, malgré l’interdiction de la grève dans les transports décrétée par Gorbatchev, les cheminots, ici et là, annoncent leur volonté de débrayer. Le gouvernement décide donc de satisfaire plusieurs revendications des mineurs puis, pour tenter d’empêcher la généralisation du mouvement, il intègre la grande majorité des dirigeants des comités de grève à la tête du syndicat officiel d’où elle chasse les dirigeants nommés par lui.
Cette grève met fin à la situation dans laquelle étaient jusqu’alors enfermés les travailleurs soviétiques, réduits, sauf rarissimes exceptions, aux formes individuelles de protestation. La Pravda du 29 juillet 1989 commentant ce mouvement affirmait : « L’opposition de deux forces dans la société ne peut durer indéfiniment ». De fait. Les ouvriers ont cette fois défié et battu la bureaucratie dirigeante… qui répondra, deux ans plus tard, en offrant aux oligarques mafieux, socle actuel de la Russie de Poutine et de l’Ukraine de Zelensky, le dépeçage de la propriété d’Etat.

1. Serge Dovlatov, La zone, pp.50 et 56.
2. Cyrill Henkine, L’espionnage soviétique, p.170.
3. Andrei Amalrik, Journal d’un provocateur, p.228.
4. Evguenia Guinzbourg, Le ciel de la Kolyma, p.87.
5. Tatiana Ossipova, Soprotivlenie v goulage (La résistance dans le goulag),p.214.
6. Rapports secrets soviétiques, p.348-349.
7. Lev Kopelev, A conserver pour l’éternité, t.2, p.46 
8. Ibid p.47.
9. M. Gorbatchev, Mémoires, p.396.
10. Ibid.

 

 

« Les marxismes » de Jean-Numa Ducange

par Jean-Jacques Marie

Dès la page 6 de son petit livre Les marxismes, Jean-Numa Ducange avertit son lecteur : « nous accordons autant d’importance au marxisme-léninisme stalinien qu’aux diverses pensées critiques et dissidentes se réclamant du marxisme dénonçant les régimes politiques de type soviétique ou encore les « trahisons » supposées de la social-démocratie » (pp. 6 et 7).
Il existerait donc un « marxisme-léninisme stalinien » qui, un peu plus loin devient « une doctrine stalinienne du marxisme », puis « un marxisme stalinien » et enfin une « synthèse stalinienne » du marxisme !!! Evoquant plus loin le manuel stalinien Histoire du Parti communiste bolchevik de l’URSS publié en 1938, en plein déchaînement de la terreur contre-révolutionnaire qu’il a entre autres comme fonction de justifier, il affirme qu’il « fixe la doctrine stalinienne du marxisme pour des décennies » et ajoute ! : « ce marxisme stalinien, présente une conception de l’histoire mécaniste, que la postérité jugera sévèrement » (p. 51).
Ainsi pour J-N Ducange le stalinisme est une variante, une conception ou une version du marxisme ! Evoquant sous un titre curieux « Les critiques du dogme : des marxistes contre le stalinisme (années 1920-1940) » il affirme : « quelques intellectuels et responsables politiques formulent au cours des années 1920 des attaques viscérales, plus ou moins argumentées, contre la synthèse stalinienne. » (p. 54)
En quoi consiste cette « synthèse stalinienne », formule qui semble suggérer un enrichissement du marxisme ? Mystère, tout comme on ne sait pas en quoi les critiques transformées en « attaques » sont, elles, insuffisamment (« plus ou moins » !) argumentées !
Présenter le stalinisme comme une synthèse, une version ou une conception particulière du marxisme, c’est effacer sa nature contre-révolutionnaire, et oublier que son bavardage pseudo-théorique n’est qu’un camouflage du réel.

L’idéologie stalinienne est, en effet, d’abord, un gigantesque camouflage du réel : sous le voile ou d’un imaginaire « pouvoir des travailleurs » ou du « peuple », elle camoufle l’existence d’une couche parasitaire que le célèbre romancier soviétique Constantin Paoustovski dénonçait le 22 octobre 1956 dans un discours à la Maison des prosateurs de l’Union des écrivains où il s’écriait : « Le problème est que, dans notre pays, existe impunément et prospère même jusqu’à un certain point une couche sociale tout à fait nouvelle, une nouvelle caste de petits bourgeois. C’est une nouvelle couche de carnassiers et de possédants, qui n’a rien de commun avec la révolution, ni avec notre régime ni avec le socialisme. (Voix dans la salle : “Très juste.”) Ce sont des cyniques, de noirs obscurantistes (…) D’où sortent ces profiteurs et ces lèche-bottes, ces affairistes et ces traîtres, qui se considèrent en droit de parler au nom du peuple, qu’en fait ils méprisent et haïssent, tout en continuant à parler en son nom ? »

L’idéologie stalinienne camoufle le pouvoir totalitaire et terroriste de cette bureaucratie, qui piétine toutes les libertés, sous le voile d’une imaginaire « démocratie soviétique ».

L’idéologie stalinienne camoufle la réalité de l’existence pénible des ouvriers mal payés, mal logés, mal traités et des paysans logés à une enseigne encore pire sous l’annonce de l’avènement prochain du communisme, c’est-à-dire du règne de l’abondance pour tous.

L’idéologie stalinienne camoufle la brutale législation anti-ouvrière promulguée en particulier à partir de 1938 sous le voile du prétendu socialisme réalisé.

L’idéologie stalinienne camoufle le brutal travail forcé du Goulag sous le vocable pédagogique de « travaux correctifs ».

L’idéologie stalinienne camoufle la répression qui s’abat sur quiconque manifeste un désaccord sous la couverture d’une chasse aux agents de l’impérialisme étranger.

Ce ne sont là que quelques traits caractéristiques du camouflage de la réalité de la société soviétique que la bureaucratie stalinienne impose à cette dernière, camouflage auquel on ne peut sérieusement attribuer la moindre portée « théorique », et donc le moindre rapport avec le marxisme.

Lettre à un ouvrier poumiste

La Voz Leninista n° 3. Barcelone, 5 février 1938.
Source : Augustin Guillamón, Espagne 37 Josep Rebull, la voie révolutionnaire.
Spartacus édit.

Lettre à un ouvrier poumiste
Le drapeau de la IVéme Internationale
est l’unique drapeau
de la révolution prolétarienne
G. Munis
5 février 1938

 

Il y a cinq mois, lors de la répression, comme il y en a dix, alors que le POUM était expulsé de la Généralité, tu as répété le même argument qu’aujourd’hui. D’après toi, le POUM se verrait obligé, par la pression des évènements, de se mettre à la tête de la révolution prolétarienne. Révolutionnaire sincère et croyant dans la force révolutionnaire potentielle du Parti, tu n’as pas cessé de voir ses erreurs avec une certaine clarté, mais tu hésitais quant aux remèdes, te plaçant dans cette double perspective fausse : d’une part, entraîner sur le terrain révolutionnaire le Parti dans son entier – y compris les opportunistes récalcitrants – et d’autre part démarquer ce terrain et la IVe Internationale. Reconnaître les erreurs les plus criantes du POUM (collaboration, complicité avec le Front populaire, lutte contre les organes de pouvoir ouvrier, Gouvernement ouvrier et paysan, etc.) mène nécessairement à fouiller ses sources idéologiques, ses affinités avec d’autres courants dans l’histoire du mouvement ouvrier international et leur influence sur les cadres et les hommes du Parti. Sous-estimer leur signification et leurs conséquences, ne pas désigner du doigt les responsables, c’est une carence qui se traduit en hésitations, en passivité complice et en impuissance à trouver le chemin du salut. Il me paraît absolument indispensable d’attirer l’attention sur ce dernier point, parce qu’au sein du POUM, la section de Madrid a toujours été désignée comme l’aile gauche, et au printemps dernier a surgi à Barcelone un autre « courant de gauche ».  Aujourd’hui, les deux végètent comme le reste du Parti. La raison en est autre que leur fragilité politique, manifestée à de très nombreuses reprises dans leur incapacité à se donner un programme, dans la peur de l’affrontement avec la direction et de mener à la base de l’organisation la lutte contre elle. La section de Madrid, comme l’aile gauche de Barcelone, étaient les représentantes de cette «force révolutionnaire potentielle» dans laquelle tu places ta confiance. La transformer en énergie active n’était pas possible sans une rupture radicale avec la politique catastrophique de Nin-Andrade-Gorkin. C’est précisément sur ce point que l’un et l’autre groupe de gauche demeurèrent paralysés, n’osant pas aborder de front le problème. En toute occasion, ils s’efforcèrent de minimiser les erreurs du Parti – qu’ils aidèrent bien des fois à commettre – et jamais ils ne pointèrent du doigt les leaders responsables. Même l’aile droite de Portela [1], ouvertement stalinisante, a pu vivre jusqu’à présent sans que l’aile gauche exige son expulsion. Dès la naissance du POUM, celui-ci apparaît parfaitement uni dans tous les moments importants. Même durant et après les Journées de mai, quand les éléments de gauche arrivèrent à acquérir le plus de poids et de détermination, les résolutions du CC, dans lequel il y a des représentants de Madrid et de la cellule 72 de Barcelone [2], sont votées à l’unanimité. Et il n’est pas utile de parler de la passivité honteuse observée alors que la répression se déchaînait. De cette unité du POUM, les crétins et les opportunistes peuvent s’enorgueillir, ils en bénéficient. En réalité c’est ce qui a permis à la direction centriste d’étouffer la « force révolutionnaire potentielle » des travailleurs poumistes et cela nous donne une preuve désolante de l’incapacité des éléments de gauche. Pour certains d’entre eux, le gauchisme n’a pas cessé d’être une misérable justification personnelle. Non, ce n’est pas un problème de personnalités qui a empêché les éléments de gauche de se réunir et de se développer. C’est un problème de programme. Seule la lutte systématique pour un programme révolutionnaire peut former de bons leaders. Il ne s’agit pas tant de son contenu que de la tendance historique sur laquelle il prend appui. Ni la cellule 72 de Barcelone, ni la section de Madrid ne se décidèrent jamais à adopter cette perspective. Leurs critiques envers la direction furent vagues, limitées et superficielles parce qu’elles ne considéraient pas le POUM comme un courant centriste, comme ses ramifications internationales, mais comme un courant révolutionnaire faisant des erreurs occasionnelles. Cette appréciation ne se basait sur aucune analyse objective si ce n’est sur la peur d’être confondus avec les trotskistes. Fuyant les points de vue de la IVéme Internationale, elles se rapprochaient du centrisme. Les préventions anti-trotskistes empêchèrent la création et le développement d’une véritable aile gauche qui sauverait de la décomposition la majorité des militants révolutionnaires du POUM. La section de Madrid et la cellule 72 de Barcelone, se situant sur un terrain positif par rapport à la direction centriste, étaient menées par nécessité, pour leur propre formation comme avant-garde révolutionnaire, à adopter le programme de la IVéme Internationale. Mais au lieu de se laisser guider objectivement par la dialectique des évènements, leur seule boussole fut d’éviter le trotskisme. De là leur incapacité à tracer énergiquement une ligne de séparation entre les centristes et les révolutionnaires, et à guider ceux-ci vers la création d’un parti bolchevik et vers la conquête des masses. Je ne peux m’étonner de l’asphyxie de la fameuse gauche qui éveilla tant d’illusions. La section de Madrid a laissé filer le temps en projetant de grandes choses, tandis que ses actes réels, quotidiens, l’ont mise à la remorque du CE, et certains de ses hommes se convertirent en dénonciateurs des trotskistes au service du centrisme. Avant les Journées de mai, la cellule 72 adopta des positions propres, une tentative de mouvement fractionnel aux prolongements politiques et organisationnels incertains mais avec un grand avenir. Depuis lors elle a eu l’occasion d’accélérer sa formation et de conquérir des positions en prenant en charge la lutte contre la réaction stalinienne, que la direction observait avec une passivité criminelle. Cependant les faits ne laissent pas de place aux illusions. Après avoir refusé avec un silence dédaigneux les propositions bolcheviques-léninistes [3] tendant à conclure un accord de lutte contre la réaction et le stalinisme, nous avons constaté que même la gauche de Barcelone a disparu et qu’il ne reste qu’un homme pour la représenter [4]. Cette réduction, proportionnelle à celle de tout le Parti, n’a pas la répression [5] pour unique cause. Malgré la violence vile et sadique des méthodes mises en œuvre, la répression, surtout durant ses premiers mois, pouvait seulement annihiler des organismes manquant de l’énergie et du contact effectif avec les masses qui sont indissociables des principes d’un parti révolutionnaire. L’état d’esprit et l’organisation des masses, la coordination générale des forces, la mobilisation extrême de celles-ci, l’importance des positions occupées par le prolétariat et l’abondance de ressources pour la propagande illégale lui auraient permis, armé d’un programme et de mots d’ordre immédiats combatifs, de ramener l’illégalité à une courte période et de se renforcer à travers elle. En réalité, l’élément qui a le plus contribué à réduire à l’insignifiance « un parti de 40.000 membres », plus que les emprisonnements, la suppression de sa presse légale et les assassinats, c’est que ces 40.000 membres étaient déjà à moitié réduits à l’impuissance par la politique de leur propre direction. Le représentant – appelons-le ainsi pour éviter les noms – de la cellule 72 le confesse un peu désespérément dans un document adressé au CC qui s’est tenu récemment à Barcelone [6]. Comme dans le projet que le même camarade élabora pour le Congrès [7] qui n’eut pas lieu, on trouve dans celui-ci des critiques très justes de la direction sur lesquelles, évidemment, on peut et doit s’appuyer, comme tu le penses. Mais il est beaucoup plus important de prendre en compte les erreurs que ses pages renferment. Les bolcheviques-léninistes peuvent souscrire à sa partie critique quasiment dans sa totalité. Pour la première fois, quelqu’un, depuis l’intérieur du POUM, qualifie de centrisme la politique de la direction et essaie de donner à cette notion son véritable caractère. Je dis « essaie » parce que l’auteur du document, après avoir désigné comme centriste sa propre direction, affirme que « le POUM était un parti révolutionnaire avant le 19 juillet ». Ceci est si éloigné de la vérité que cela ne nécessite quasiment pas de réfutation. Quand et comment s’effectua la conversion à droite ? Le centrisme peut caractériser des éléments révolutionnaires de passage vers le réformisme ou vice versa, dans tous les cas cette évolution demande du temps, au fil des évènements. Personne ne se couche révolutionnaire et se lève centriste. Cependant, pour que le POUM se réveille un matin dans le malheureux « Gouvernement ouvrier », aucune solution de continuité ne fut nécessaire. Sans le moindre heurt, à l’unanimité, le même Comité central qui la refusait avant le 19 juillet approuva la collaboration et s’enfonça allègrement dans le « programme socialiste » qui consista à livrer la révolution socialiste aux Comorera, Prieto [8], etc. Cette politique sortit sans obstacles du cœur du POUM parce qu’elle était dans la moelle de sa constitution et existait déjà, développée dans l’ancien Bloc ouvrier et paysan [9], et, dans son principe, mais retenue par la discipline internationale, dans ce qui fut la Gauche communiste. Si l’auteur du document mentionné prenait la peine de confronter la politique qu’il qualifie de centriste avec celle pratiquée par le POUM avant le 19 juillet, il va sans dire qu’il ne pourrait nous montrer aucune différence fondamentale, il éviterait de trébucher en commençant à marcher et il ne se verrait pas obligé, pour remplir les lacunes de son analyse et voiler ses erreurs, d’idéaliser le passé et les morts [10]. Le Front ouvrier révolutionnaire est présenté dans le document comme la panacée suprême et la source de toute régénération à l’intérieur du POUM et du mouvement ouvrier. Après avoir fait une critique sévère et juste de la direction, il retombe dans la conception officieuse, sinon officielle, de celle-ci. Les illusions que cette formule éveille exigent de mettre au clair qu’il ne s’agit pas de la notion bolchevique du front uni de classe : « Marcher séparément, frapper ensemble ! », sans confusion de programmes, avec une complète liberté critique, mais en établissant des compromis de lutte pratique et immédiate contre l’ennemi de classe. Dans le numéro de La Batalla du 5 août passé, il est dit qu’il est nécessaire « d’aller vers le Front ouvrier révolutionnaire, qui groupe tous les secteurs qui sont d’accord pour donner à la guerre un caractère révolutionnaire qu’elle n’aurait jamais dû perdre et pour conquérir le pouvoir pour la classe travailleuse »… Conquérir le pouvoir pour la classe travailleuse ! Belle perspective sur laquelle les dirigeants du POUM espèrent se mettre d’accord avec la CNT et la FAI (Largo Caballero y était aussi candidat jusqu’à il y a quelques jours), tandis que les leaders de ces dernières espèrent également arriver au pouvoir en livrant le prolétariat confédéral à la merci du Gouvernement. La thèse du Front unique est transformée en un leurre ronflant qui cache l’idée fixe de revenir à un ministère semblable à celui de septembre 1936. La conquête du pouvoir par le prolétariat ne peut être l’objet d’alliances, si ce n’est à travers ses organes de pouvoir (comités, juntes, soviets). Même sous cet aspect, théoriquement admis¬sible, se présenterait dans la pratique des difficultés innombrables. Le front unique, indispensable pour la défense des libertés et des intérêts ouvriers les plus immédiats, c’est la voie qui conduit à la construction des organes de classe, et par conséquent l’unique manière de placer le prolétariat en situation de lutter pour le pouvoir. S’allier avec toutes les organisations disposées à défendre ces libertés et ces intérêts, fustigeant énergiquement ceux qui préfèrent l’alliance avec les matons et les bourreaux du prolétariat, c’est la véritable tactique révolutionnaire du front unique que la Section bolchevique-léniniste poursuit depuis sa fondation. Mais rechercher une alliance de « tous les secteurs qui sont disposés à conquérir le pouvoir pour la classe travailleuse », n’est rien de plus que de la démagogie opportuniste de la part de gens qui n’ont pas renoncé à des blocs politiques de triste mémoire, mais qui pour donner le change utilisent la revendication du front unique d’une manière mensongère, pour calmer le mécontentement de leurs propres militants. Le FOR [Front ouvrier révolutionnaire] n’a servi, en effet, qu’à concilier entre elles les différentes tendances. Gorkin, Andrade, ce qui reste de la cellule 72 et de la section de Madrid résolvent toutes leurs divergences au sein du FOR À l’instar de son confrère centriste, le SAP [11], avant l’arrivée du fascisme, le POUM tue les tendances centrifuges, qui, si elles se développaient, joueraient un rôle très positif dans la formation du parti révolutionnaire, en les immobilisant sur le bouchon flottant du FOR. La différence repose sur le fait que le SAP remplissait cette fonction en n’ayant que le front unique pour tout programme, tandis que le POUM se réduit au FOR, qui ne va pas au-delà de la rupture avec le stalinisme. Et la question est restée indécise au Comité central ! Il n’est pas exclu, cependant, surtout devant la déviation évidente des anarchistes vers le stalinisme, que le POUM passe par un état identique au SAP, faisant du front unique une devise générale. Ce sera un progrès dans la mesure où il contribuera à entraîner d’autres fractions du mouvement ouvrier, mais le problème du programme, c’est à dire du parti de l’avant-garde ouvrière, restera posé avec d’autant plus d’acuité et d’urgence. En ce qui concerne le programme, tu ne te fais toi-même pas d’illusions sur ce que la direction officielle peut donner. D’ailleurs, que peut-on espérer des éléments appelés « de gauche » ? Le plus grand respect envers leur évolution idéologique réelle ou supposée ne peut les exonérer de la responsabilité de tout ce qui ne s’est pas fait en plus d’un an d’hésitations et de vaines menaces de passage à l’action. Le document du représentant de la cellule 72 auquel je me suis référé [12] est complètement nul sur cet aspect, malgré son appel à la dictature du prolétariat. On ne trouve pas la moindre référence aux questions fondamentales du mouvement ouvrier : nouveau parti ? Nouvelle Internationale ? Cependant, qui admet que le POUM est centriste est encore plus obligé d’y répondre, à moins d’espérer convertir par son éloquence les centristes en bolcheviks. La triste réalité est que l’absence de ces questions, ainsi que de toutes critiques envers les honteux alliés internationaux du POUM, a pour origine le jeu de balance interne dont l’aiguille est le FOR. C’est seulement en évitant de se prononcer sur ces questions que l’équilibre se maintient et que nos bons gauchistes ne se voient pas contraints à l’action. La force révolutionnaire potentielle des ouvriers du POUM, je le répète, se trouve ainsi stérilisée. Mais, malgré le temps perdu, il ne peut y avoir d’autre chemin que celui de la lutte irréductible et organisée contre la direction centriste. Argumenter sur la légitimité ou l’illégitimité des fractions est du philistinisme méprisable. Le premier devoir d’un révolutionnaire entouré de centristes est de constituer une fraction. Se croiser les bras ou se limiter à crier, c’est succomber à la contagion de la peur. Les travailleurs révolutionnaires poumistes ont besoin d’un programme, d’une arme idéologique pour conquérir la confiance des masses. Ce programme ne peut qu’être celui de la IVe Internationale, déjà en marche dans l’ensemble du monde. Les éléments les plus conscients ont le devoir politique de hisser ce drapeau. Ce n’est qu’ainsi qu’ils contribueront à la création du parti révolutionnaire et à la résolution au final des grands problèmes de la conquête du pouvoir.

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Notes

[1] Luis Portela (1902-1983), ancien dirigeant des Jeunesses socialistes, fut l’un des fondateurs du PCE, puis du BOC. Secrétaire de la fédération du Levant du POUM et directeur d’El Comunista, il critiqua la participation du POUM aux Journées de mai de Barcelone. (NdE)


[2] Josep Rebull assista à la réunion du CC de décembre 1937 comme secrétaire du Comité local de Barcelone.


[3] Munis fait référence à une lettre, datée du 26 juin 1937, dans laquelle la Section bolchevique-léniniste d’Espagne lançait un appel à la gauche du POUM et aux Amis de Durruti pour établir une plate-forme d’action commune face à la répression.


[4] Munis fait allusion à l’isolement de Josep Rebull, qui n’obtint même pas l’aide du reste des membres de la cellule 72.


[5] Munis se réfère à la persécution politique des militants du POUM par le stalinisme, commencée le 16 juin avec la mise en détention du CE du POUM et la disparition de Nin.


[6] Il s’agit de la Résolution presentada al Comité Central del POUM datée du 27 octobre 1937.


[7] Il s’agit des contre-thèses politiques de Josep Rebull publiées les 23 avril et 29 mai 1937.


[8] Joan Comorera : le secrétaire général du PSUC ; Indalecio Prieto (1883-1962), dirigeant du PSOE, plusieurs fois ministre, dans les gouvernements républicains puis dans ceux de Largo Caballero et de Juan Negrin ; ministre de la Défense, il est exclu du gouvernement en avril 1938 sous la pression des staliniens. (NdE)


[9] Josep Rebull n’acceptait pas ces critiques envers le BOC. Josep Rebull lui-même s’était de plus présenté en février 1936 sur les listes électorales du POUM pour la province de Tarragone en février 1936.

[10] Munis fait certainement allusion à la politique du BOC et à son leader Maurin, que l’on croyait décédé en juillet 1936.

[11] Le Sozialistische Arbeiter Partei, fut fondé en 1931 par l’union de différents groupes de socialistes de gauche et de communistes oppositionnels allemands. Il fit campagne sans succès pour un front uni des organisations de gauche contre le nazisme. Le SAP, comme le POUM, était adhérent du Bureau de Londres. (NdE)


[12] Josep Rebull.
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